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Devoir de vigilance : décryptage des premières décisions

Le 5 mars 2024, la Cour d’appel de Paris a inauguré sa nouvelle chambre 5-12 dédiée aux « contentieux émergents » (devoir de vigilance et responsabilité écologique). Les résultats de cette première audience étaient très attendus. Après des années d’errances procédurales, des questionnements sans fin, des décisions décevantes qui se sont succédé et dont les arguments ont été largement critiqués, voilà enfin un certain soulagement : il y aura bien des procès au fond !


Trois affaires étaient appelées à l’audience et les débats portaient, à ce stade, sur la recevabilité des actions en injonction introduites par des associations et des collectivités territoriales à l’encontre des sociétés TotalEnergies, EDF et Suez (devenue Vigie Groupe), soumises au devoir de vigilance issu de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017. Bien que les faits soient aujourd’hui bien connus, un bref rappel s’impose.


TotalEnergies est la première société mise en cause dans le cadre d’un procès climatique en France, sur le double fondement du devoir de vigilance et de l’article 1252 du code civil permettant l’exercice d’une action en cessation de l’illicite en cas de dommage écologique préalablement identifié. Le but de cette action est de contraindre la compagnie pétrolière à prendre les mesures nécessaires pour s’aligner avec les objectifs de l’Accord de Paris. La société EDF fait l’objet, quant à elle, d’un contentieux faisant état de la potentielle violation des droits des peuples autochtones (non-respect de leur intégrité physique, de leur droit à la terre et de leur droit au consentement libre, informé et préalable) dans le cadre d’un projet de parc éolien mené par une filiale au Mexique. Enfin, la société Suez, devenue Vigie Groupe, est assignée pour son rôle dans la contamination du réseau d’eau potable d’Osorno au Chili par des hydrocarbures.


Dans chacune de ces affaires, les requérants avaient été déboutés en première instance, sans aucun débat sur le fond (TJ Paris, 30 nov. 2021, EDF, n° 20/10246 ; TJ Paris, 1er juin 2023, Suez, n° 22/07100, Dalloz actualité, 23 juin 2023, obs. J.-B. Barbièri et A. Touzain ; D. 2024. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet  ; D. 2024. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet ; TJ Paris, 6 juill. 2023, TotalEnergies, n° 22/03403, Dalloz actualité, 13 juill. 2023, obs. J.-B. Barbiéri et A. Touzain ; D. 2024. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet  ; Rev. sociétés 2023. 793, obs. A. Danis-Fatôme et N. Hoffschir  ; JCP 2023. 1314, note B. Parance et J. Rochfeld). Leurs demandes avaient été jugées irrecevables par le juge de la mise en état pour des questions techniques relatives, notamment, à la mise en demeure exigée par l’article L. 225-102-4, II, du code de commerce et, dans l’action contre Suez, à la qualité à défendre de l’entreprise. L’action contre Suez a connu un nouvel échec en appel, en revanche, les deux autres – celles menées contre TotalEnergies et EDF – ont été jugées recevables et donneront bien lieu à des procès au fond.


Les trois arrêts de la chambre 5-12 de la Cour d’appel de Paris rendus le 18 juin 2024 font souffler un vent d’optimisme nouveau. Ils sont d’une bonne qualité rédactionnelle et posent des règles claires qui devraient permettre, on l’espère, d’accélérer les procédures en diminuant les opportunités pour les entreprises de soulever des fins de non-recevoir.


Avec ces trois décisions, la cour d’appel revient au cœur du dispositif du devoir de vigilance. Certes, cela donne des décisions contrastées, mais le bilan n’en demeure pas moins optimiste.


Une interprétation juste et simplifiée des textes

Des interprétations libres, sans véritable fondement juridique, des juges de première instance dans les affaires Total Ouganda (TJ Paris, 28 févr. 2023, nos 22/53942 et 22/53943, Dalloz actualité, 13 avr. 2023, obs. A-M. Ilcheva ; ibid. 7 mars 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 975, obs. V. Monteillet et G. Leray  ; JA 2023, n° 677, p. 13, obs. X. Delpech  ; Rev. crit. DIP 2023. 849, note H. Muir Watt  ; RTD com. 2023. 369, obs. A. Lecourt ) et EDF (TJ Paris, 30 nov. 2021, préc.) avaient dénaturé la mise en demeure exigée par l’article L. 225-102-4, II, du code de commerce, en lui assignant un rôle qui n’est pas le sien, celui de servir de support de dialogue et d’échange amiable précontentieux. La cour d’appel revient sur cette position qui a pu interroger. Elle réaffirme le caractère indispensable de la mise en demeure – l’assignation ne pouvant pas s’y substituer –, tout en admettant une certaine souplesse quant à son contenu qui n’a pas à être strictement identique à celui de l’assignation. Cette souplesse est plus que nécessaire dans les dossiers en matière de devoir de vigilance, car le temps judiciaire est long, l’égalité des armes difficile à préserver et que le dispositif lui-même est conçu pour être évolutif.


Le rôle de la mise en demeure

Une application littérale des textes. Ceux qui suivent l’actualité en matière de devoir de vigilance se souviennent sans doute des ordonnances – très controversées – rendues le 28 février 2023 par le Tribunal judiciaire de Paris dans le cadre de l’affaire Total Ouganda. Le juge des référés avait alors consacré de longs développements, peu utiles objectivement, à la présentation de la loi du 27 mars 2017 et au contexte dans lequel elle intervient. On avait même été étonné d’y voir la référence à la notion doctrinale de « buts monumentaux », étant donné qu’aucune conséquence logique et pratique n’en avait été tirée. Le juge se livrait enfin à une interprétation de la « volonté du législateur », ce qui l’avait curieusement conduit à estimer que la mise en demeure « ne peut avoir pour objet que de permettre à l’entreprise de se mettre en conformité dans le cadre d’un dialogue ». Ce ne serait donc qu’un support de dialogue, qui « poursuit un objectif de sécurité juridique et de développement des alternatives amiables de résolution des litiges ». Ce n’est pourtant pas ce qu’est, en droit, une mise en demeure, et la cour d’appel, dans les décisions commentées, a cherché à revenir sur cette interprétation assez libre et potentiellement dangereuse, en appliquant tout simplement les textes, sans en rajouter et sans chercher à reconstituer l’« intention » du législateur.

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