Cet échange fait partie de notre série d’interviews portant sur la lutte contre le financement du terrorisme. Retrouvez toutes nos interviews dans notre dossier thématique.
Nathalie Goulet est sénatrice de l’Orne depuis 2007, membre du Groupe Union Centriste. Elle a notamment travaillé sur des projets de loi relatifs à la coopération en matière de sécurité intérieure et présidé une commission d’enquête sur la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe. En 2022, elle a publié le livre « L’abécédaire du financement du terrorisme », publié aux éditions du Cherche Midi.
Le terrorisme est souvent abordé par les personnalités politiques sous l’angle répressif et sécuritaire uniquement. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux questions du financement ?
Nathalie Goulet: Depuis 2010, j’ai beaucoup travaillé sur les thématiques de la fraude et de l’évasion fiscale. En 2014, j’ai demandé au Sénat une commission d’enquête sur les réseaux djihadistes en France et en Europe. Cette commission a commencé ses travaux six mois avant les attentats contre Charlie… Elle a été suivie par une mission d’information sur l’Islam en France, parce qu’un certain nombre de questions se posaient sur le financement des mosquées, des imams, leurs formations, etc.
A l’issue de tous ces travaux, il m’est apparu évident que les notions de fraude et d’évasion fiscale et les questions de financement du terrorisme étaient intimement liées : parce que les réseaux de financement du terrorisme sont globalement les mêmes que ceux de la délinquance financière. Tout le blanchiment d’argent n’est pas lié au financement du terrorisme, mais tout le financement du terrorisme passe par le blanchiment.
Pendant la période du Covid, j’ai pensé à écrire un livre sur ces thématiques. Un livre linéaire m’a semblé impossible à rédiger, j’ai donc voulu rédiger un dictionnaire du financement du terrorisme, qui me semblait plus accessible.
D’ailleurs, il faut bien garder en tête que la question du financement du terrorisme ne désigne évidemment pas que le terrorisme islamiste : il y a plus largement des réseaux séparatistes et un véritable terrorisme d’extrême droite, qui inclut du trafic d’armes, de la vente d’objets fascisants, des collectes d’églises évangéliques, etc.
En termes d’ampleur, quels sont en France les principales sources de financement du terrorisme ?
Le trafic de stupéfiants demeure le principal sujet, mais je pense que la question du trafic d’êtres humains – en particulier les réseaux de passeurs – est aussi une source de financement extrêmement importante. De façon moins visible, je dirais que la contrefaçon joue également un rôle majeur. Sur ce dernier sujet, il me semble qu’il y a un vrai trou dans la raquette : c’est un sujet complètement sous-estimé. Personne n’imagine financer le terrorisme en achetant des faux sacs ou des vêtements contrefaits, mais ça finance des réseaux mafieux qui, à un moment ou à un autre peuvent financer le terrorisme. Enfin, la fraude sociale doit être prise en compte – Tracfin y attache d’ailleurs désormais de l’importance dans son rapport annuel. Reste la question des cryptomonnaies : je pense que c’est un sujet à investiguer davantage, on est encore dans le flou sur ces questions.
Je pense plus largement que la vision franco-française est trop limitée : la question doit forcément être abordée à minima sous l’angle européen. Et en la matière, il me semble que la France et l’Europe sont vraiment mous du genou sur certains sujets, notamment la question des ports francs en Suisse, au Luxembourg, la question de Jersey, etc. qui sont vraiment des plaques tournantes de toute la délinquance financière en Europe. Et à l’égard des paradis fiscaux, la politique nationale et européenne est vraiment lamentable : il y a des poches entières d’opacité, de la délinquance financière en col blanc, des grandes entreprises nationales qui ont des filiales dans des paradis fiscaux, etc. On a amélioré la compliance et le contrôle prudentiel, mais il y a vraiment un manque de volonté politique sur ces questions-là.
Les réseaux terroristes ont progressivement été exclus des mécanismes de financement traditionnels en raison de l’accroissement de la surveillance des opérations. Est-ce qu'on est aujourd’hui en mesure de contrôler les méthodes parallèles ?
Je ne fais pas partie des gens qui veulent supprimer le cash, ce serait une atteinte aux libertés trop importante. Mais forcément, les mécanismes traditionnels comme l’Hawala nous échappent. Il y aussi la Zakat, la collecte de l’aumône des musulmans, qui fait parfois l’objet d’une opacité absolue. Mais certains pays ont déployé des dispositifs pour encadrer cette collecte : l’Arabie saoudite dispose par exemple d’une autorité de supervision de la Zakat. Je suis à l’origine de la mise en place d’un système proche de Tracfin en Arabie Saoudite. Donc même sur ces pratiques, il est possible de promouvoir des mécanismes de contrôle.
Il est évident qu’on ne peut pas régler tout ça au niveau français, il faut y réfléchir au niveau mondial : on pourrait très bien avoir des accords avec les pays qui pratiquent l’Hawala. A l’inverse, on gagnerait à être plus distants avec le Qatar, qui est un pays qui incontestablement finance le terrorisme, notamment au travers d’Al Jazeera, véritable véhicule de financement et de promotion des frères musulmans.
Sur toutes ces questions, il y a un donc tout un travail non législatif, plus diplomatique, qui est à faire.
Le secteur privé est-il suffisamment impliqué dans la détection des opérations à risque ?
Oui largement. Je crois même qu’aujourd’hui, par principe de précaution, le nombre de déclarations de soupçon envoyées à Tracfin est trop important, ce qui implique des difficultés pour toutes les traiter. Il faut donc surtout améliorer le volet qualitatif. Les banques sont désormais extrêmement frileuses s’agissant de certaines opérations et de certains profils de clients. Elles ont raison. En l’espèce, la peur du gendarme a très bien fonctionné. Depuis 15 ans que je travaille sur ces sujets, j’ai vu croître Tracfin et c’est une très bonne nouvelle parce que c’est un outil absolument indispensable.
Depuis quelques années, nous avons identifié une forme de terrorisme dite 'low cost', en particulier avec la menace djihadiste. Comment peut-on espérer pouvoir détecter un risque terroriste, dès lors qu'il ne mobilise plus des flux financiers importants ?
On est définitivement passé sur du low cost. Et donc il faut absolument utiliser les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle. Il existe des outils, d’ores et déjà utilisés par certaines compagnies d’assurance, qui permettent de détecter des signaux faibles. Les opérations inhabituelles étaient flagrantes lorsqu’on a examiné à posteriori les attentats de 2015. Les attentats du Bataclan ont été financé via certaines opérations atypiques qui, prises séparément, n’avaient aucun sens. Avec une vision un plus globale et plus coordonnée, on peut détecter ce type de risques.
Mais le législateur ne s’est pas encore mis à la page. Il faut être plus exigeants sur nos attentes à cet égard. C’est déjà largement utilisé dans certains pays européens – cela marche par exemple très bien en Belgique. J’avais proposé il y a plusieurs années de renforcer les exigences à cet égard, mais Bernard Cazeneuve, qui était ministre de l’intérieur à l’époque, était resté très frileux là-dessus. Il ne faut pas hésiter à mobiliser la technologie – et évidemment l’encadrer, par la CNIL par exemple. C’est un sujet fondamental de sécurité intérieure. Il y a un manque de volonté politique flagrant : l’administration, les ministères de l’intérieur et de la défense rechignent à mettre les moyens nécessaires, à payer les experts qu’il faut recruter. On a fait des « quoi qu’il en coûte » pour absolument n’importe quoi : je pense qu’il faut instaurer un « quoi qu’il en coûte » sur ces sujets extrêmement pointus.
Vous avez travaillé sur des projets de lois liés à la coopération sécuritaire internationale. Où en est-on aujourd’hui en France et dans l'Union Européenne, sur la coopération pour la lutte contre le financement du terrorisme ?
Je crains que sur ces sujets là comme sur beaucoup d’autres, les politiques aient une mémoire de poisson rouge. La menace terroriste a baissé avec la crise sanitaire, et l’Europe est embourbée dans les affaires de gestion migratoire. Je pense donc qu’on est dans une période de basse attention sur ce sujet. Les questions de blanchiment, de fraude fiscale, de délinquance financière sont passées au second rang après les questions énergétiques. Mais ces questions ne sont pas secondaires, elles devraient être traitées en parallèle. Il faut en faire une priorité au niveau européen. Cela doit être une espèce de fil rouge : la délinquance financière au sens large, c’est ce qui coûte à nos budgets, mais c’est aussi ce qui coûte à la cohésion sociale.
A la veille de cette rentrée parlementaire, je vais redemander au Président Larcher de constituer une délégation parlementaire à la fraude et à l’évasion fiscale, comme nous l’avons déjà fait avec mon collègue Éric Boquet en 2014, 2017 et 2020. Ce sujet ne peut pas seulement être traité par la commission des finances. Cela doit faire l’objet d’une commission permanente, de façon à ce qu’on puisse suivre ces sujets de manière transpartisane. C’est un sujet majeur. Or, les circuits de financement du terrorisme utilisent ces mêmes méthodes. Cela permettrait donc d’intervenir sur plusieurs tableaux.
Propos recueillis par visioconférence le 24 septembre 2023
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