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Interprétation de la loi sur le devoir de vigilance, où en est-on après 7 ans ?

On peut en effet s’interroger sur les conséquences pour les entreprises françaises et aussi sur leur image des quelques décisions rendues à ce jour sur le respect de leurs obligations de vigilance prévue par la loi de 2017 en matière notamment de droits humains et de l’environnement.

Beaucoup a été écrit sur cette loi, son manque de clarté et sur l’absence du décret qui était pourtant prévu et qui aurait pu être utile pour son interprétation et application.

Mais davantage encore a été écrit sur ce qu’il convenait de comprendre de cette loi notamment pour que les entreprises puissent mieux cerner comment se mettre en conformité et se protéger.

Pour simplifier, les entreprises sont tenues de préparer un plan susceptible de démontrer qu’elles font preuve de « vigilance » dans le respect des droits humains et de l’environnement quant à leurs activités et celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. Le plan de vigilance a vocation à être élaboré avec les parties prenantes, et pour le réaliser il faut identifier tous les risques relatifs aux droits humains et à l’environnement que leurs activités peuvent générer (cartographie), prévenir les plus graves (priorisation), communiquer et mettre en œuvre ce plan (remédiation) de façon effective. Leurs obligations sont d’une certaine façon « énumérées » dans la loi même si de façon il est vrai peu précise.


Aussi et en application de leur plan de vigilance, nombre d’entreprises se sont efforcées de préciser les mesures qu’elles prenaient effectivement notamment au travers de leurs engagements unilatéraux, codes de conduite et contrats commerciaux (entre acheteurs et fournisseurs) ou d’investissements (entre elles et les États).

La loi, à la différence de celle sur la lutte contre la corruption, n’a pas organisé de mécanisme de contrôle de ces entreprises sur leur respect de leurs obligations. Elle a par contre prévu leur communication annuelle et publique de leur plan de vigilance et de leur mise en œuvre à toute personne qui pourrait vouloir s’y intéresser et notamment les ONG qui se sont ainsi vu investies d’un véritable pouvoir de « surveillance » des entreprises concernées.

Dans les faits, de nombreuses ONG ont été ainsi en mesure d’identifier les entreprises défaillantes dans l’élaboration (aucun plan) ou la mise en œuvre effective des plans de vigilance et leur communication.


Aussi dans ces cas et comme prévu par la loi de 2017, les ONG ont-elles d’abord initié des échanges avec les entreprises défaillantes, qui ont pour certains abouti directement à des accords pour une modification de leur plan et éventuellement aussi comprendre des mesures de remédiations/réparations au profit des victimes, et pour d’autres de mêmes accords mais plus indirectement au travers de procédures non-contentieuses comme celles prévues par l’OCDE (institution des points de contacts nationaux).

Malheureusement, tous les échanges entre ONG et entreprise n’ont pas abouti et des entreprises ne se seraient pas, selon les mêmes ONG, ou pas suffisamment, mises en conformité avec ce qu’elles estimaient être leurs obligations légales.

Alors dans ce dernier cas et comme première étape plus « contentieuse » dans le cadre de cette loi - qui se veut au demeurant aussi préventive que possible - les ONG ont adressé des mises en demeure à ces sociétés (environ 25 à notre connaissance, soit une moyenne d’environ 4 par an depuis l’adoption de la loi) de se mettre en conformité avec la loi dans un délai de 3 mois.


Sans aller dans les détails, cette étape est le préalable à la sollicitation du juge qui, à l’issue des 3 mois, peut être saisi par ces mêmes ONG et sur les mêmes fondements pour cette fois faire injonction aux sociétés toujours défaillantes d’appliquer la loi.

C’est le tribunal judiciaire de Paris qui a, après près de 3 ans de procédure, été désigné comme le tribunal compétent (et une Chambre spéciale de la cour d’Appel) mais qui n’a finalement pris aucune décision au fond (respect des obligations visées par la loi) sauf, et d’une façon éclairante et constructive, concernant La Poste qui fait toutefois l’objet d’appel.

Donc aucune procédure judiciaire au fond n’a abouti au bout d’environ 7 ans.


Que s’est-il passé ?

À l’exception du jugement la Poste, les tribunaux se sont en réalité arrêtés à des arguments de procédure pour ne rien décider d’autre que de débouter les ONG dans leurs demandes (voir les nombreux articles publiés sur les différents arguments). Ils n’ont pas estimé possible dans les contextes portés à leur attention de pouvoir se donner l’occasion de donner à la loi le sens qui en a fondé son adoption et qui aurait permis aux entreprises de mieux en comprendre les contours et donc leurs obligations. On notera utilement que les décisions ne sont rendues qu’au titre de la mise en état ou de référés.

Les commentaires ne se sont pas faits trop attendre et ils ne peuvent qu’interpeller sur l’application de la loi française, pourtant vantée par beaucoup comme vertueuse pour le respect des droits humains même si imparfaite.


Par exemple dans « Libres propos sur l’avenir du devoir de vigilance » publié dans la Revue Droit des Affaires 2023, dans lequel Marie Pinieux et Thibaut Duchesne soulignent (avant l’arrêt La Poste) qu’il « faut bien constater que… si le dispositif demeure pionné (sic), il reste à l’heure actuelle une simple promotion de valeurs sans réelle effectivité » et que « les premières décisions rendues dévoilent une forte réticence des juges français à entrer dans le mouvement (et le contentieux) de la vigilance, trouvant excuses sur excuses pour refuser d’appliquer le dispositif ». Les auteurs analysent ensuite les motifs procéduraux retenus par les tribunaux pour ne pas se prononcer au fond - pourtant toujours au seul stade l’injonction sur le respect des obligations /la conformité et non encore sur la mise en responsabilité civile - et qui empêchent une interprétation de la loi pourtant attendue par tous : entreprises, ONG et autres parties prenantes qui n’ont en effet de cesse que d’en souligner son manque de précision et la nécessité d’être interprétée. 


Nicolas Friedrich de Georgetown University dans un remarquable article de mai 2024 « Tempered Vigilance : realizing effective remedy for rightsholders under the French duty of vigilance law » qui souligne que « the law has failed to deliver remedy to the rightsholders of French MNEs across their global supply » et constate l’échec de l’État de ne pas avoir avoir éliminé les barrières procédurales pour la protection des droits humains et ceci contrairement à ce que prévoient les principes directeurs des Nations Unies de 2011 (de John Ruggie) qui en est pourtant son fondement. Mais il est vrai que cette appréciation porte sur la responsabilité civile et les dommages à verser aux victimes en réalité toujours pas abordée par les tribunaux.


On doit certainement regretter que sur la base de seuls arguments de procédure, même si justifiés en droit, les tribunaux n’aient pas, sauf la seule décision concernant La Poste, pu se prononcer sur les contours de la loi et le contenu des obligations mentionnées dans la loi.

Le Conseil constitutionnel avait d’ailleurs souligné l’ambiguïté de certains termes de la loi mais seulement pour estimer que l’amende civile prévue dans le texte soumis au vote n’était pas conforme à la Constitution et en décider la suppression et que la loi devra être interprétée.

Cette approche stricte des tribunaux qui se comprend quand il s’agit de la mise en œuvre de principes comme celui de la « légalité des peines » peut-être moins justifiée dans le cadre d’un texte très spécifique dans lequel le rôle du juge en matière de prévention est directement sollicité.

La présidente de la chambre spéciale de la Cour d’appel de Paris, Mme Marie-Christine Hébart-Pagrot, aurait d’ailleurs souligné en audience en avril 2024 dans les affaires EDF, Total et Suez (voir Novethic - 7 mars 2024) :

« C’est la première audience de cette chambre spéciale dédiée aux contentieux émergents autour de la responsabilité des entreprises. Nous avons bien conscience de la grande attente des praticiens et des parties prenantes, et du besoin de clarifier la jurisprudence autour de la loi sur le devoir de vigilance ». 

Nous comprenons que la décision est attendue ce 18 juin. 


On peut d’autant plus regretter que les dossiers portés à l’attention des tribunaux en soient restés au stade de la procédure que les entreprises françaises font dans l’ensemble et au travers de leurs plans et leur mise en œuvre effective mieux que beaucoup de celles du reste du monde en matière de respect des droits humains dans leurs activités et celles de leurs chaînes d’approvisionnement. Beaucoup reste probablement à faire et les procédures de prévention favorisées par la loi y compris devant les juges sont là pour y contribuer.


Elles auraient eu en effet devant les juges l’occasion de démontrer qu’elles sont pour beaucoup d’entre elles simplement « vigilantes » au respect des droits humains (et notamment ceux les plus graves) et qu’elles en ont pris les « moyens » au sens de la loi. Et si ce n’était pas le cas alors, et conformément à la définition du respect des droits humains précisé par les PDNU et dont l’esprit a été repris dans la loi, qu’elles sont déterminées à y remédier y compris avec l’accord du juge dans le cadre d’une médiation qu’il pourrait décider ou dans le cadre d’une décision « de prévention ». Seulement se comprendre pour mieux appliquer un texte qui doit être essentiellement à ce stade interprété.

Il convient d’insister sur le fait que cette loi se veut essentiellement préventive, sans pour autant exclure son éventuelle dimension punitive par les éventuelles astreintes toujours au stade de la mise en conformité.


On doit donc regretter que le choix ne soit pas fait, dans l’intérêt des entreprises et leur sécurité juridique, d’expliquer aux juges en quoi consiste leurs obligations et comment elles les respectent et lui demander ensuite de se prononcer.

Au lieu de cela, aujourd’hui règne de la suspicion à l’égard des entreprises car trop de procédure tue leur bonne foi et les empêche de la faire reconnaître. Les dirigeants de ces entreprises et les entreprises devraient vouloir faire valoir ce qu’ils font, de façon transparente (leurs plans sont publics) et ainsi démontrer avoir été vigilants. 

Ainsi les entreprises pourraient mieux savoir comment agir et démontrer qu’en cette matière on ne peut éternellement prétendre qu’elles doivent être présumées être défaillantes.


J. Ruggie avait mis en garde contre les « excès de procédures » dans les dossiers portés devant les tribunaux et les estimait contraire à l’esprit des textes qui ont en effet pour objectif de favoriser la prévention et la remédiation « concertée » en faveur des victimes de violations de leurs droits fondamentaux.

On peut espérer que dans l’avenir les tribunaux et la cour d’appel seront en mesure d’écouter les entreprises au fond et que les autorités administratives qui seront mises en place dans le cadre de la CSDDD leur permettront avec les représentants de la société civile et/ou les ONG de se retrouver autour d’une table pour discuter et surtout décider des meilleures façons d’être vigilants dans l’intérêt des populations concernées.


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