Guillaume Valette-Valla est le Directeur de Tracfin depuis janvier 2022. Il a auparavant assuré les fonctions de secrétaire général de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP) et de secrétaire général adjoint de la Cour des comptes.
En quelques mots, pouvez-vous présenter Tracfin ?
Guillaume Valette-Valla: Tracfin est le service de renseignement financier français, sous l’autorité de Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique.
Tracfin a été créé au début des années 1990, ce qui en fait l’un des plus anciens services anti-blanchiment au monde – avec nos homologues américains de FinCEN notamment. Sans avoir l’ancienneté d’autres services bien connus de nos déclarants, comme la Banque de France ou la Direction Générale du Trésor, ces trois décennies d’existence permettent néanmoins de mesurer le chemin parcouru : d’abord les premières règles fixées à l’égard des déclarants bancaires en 1990, ensuite l’élaboration de la notion de déclaration de soupçons (DS), qui a été reprise à travers le monde, puis l’extension de notre périmètre par la loi, qui a ajouté des champs de déclaration supplémentaires. Outre la profession bancaire, 47 autres professions sont venues s’ajouter au fil des années, jusqu’aux greffiers des tribunaux de commerce depuis 2020. Les matières à déclarer se sont également étendues, avec la fraude sociale, la fraude fiscale, le financement du terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001, etc.
En parallèle, Tracfin est passée d’une petite unité d’analyse des DS bancaires – d’abord formalisées sur un document papier et visant la criminalité financière de nature mafieuse – à un service qui traite aujourd’hui des dizaines de milliers de DS et qui portent sur des matières extrêmement hétérogènes. Ces DS sont issues de plus de 210 000 déclarants. Ces derniers sont véritablement les yeux et les oreilles de Tracfin, les officiers traitant du service, légalement institués et juridiquement protégés.
Parce qu’ils sont à cette occasion des collaborateurs occasionnels du service public, il est pour nous important de nous adresser à eux - aujourd’hui à travers vous - pour les sensibiliser et les accompagner dans l’accomplissement de cette mission de service public. C’est d’ailleurs ce que le GAFI avait souligné.
Que pouvez-vous nous dire de votre organisation ?
Parce que Tracfin est un service de renseignement, notre organisation n’est pas publique.
Ce que je peux dire, c’est que le service a totalement changé de dimension, de structuration et d’impact depuis sa création. Aujourd’hui, le cœur de Tracfin repose sur deux choses : collecter une information préalablement orientée par les professionnels déclarants, et traiter cette information pour produire du renseignement. C’est-à-dire faire en sorte que cette information, qui coûte aux professions déclarantes, puisse être analysée, croisée, enrichie, puis communiquée utilement à nos partenaires.
Notre activité est donc structurée en fonction des besoins de nos trois grands types de partenaires, symbolisés par trois lettres :
Depuis plusieurs mois, Tracfin a multiplié les initiatives en matière de communication (création d’un profil LinkedIn, élaboration de podcasts, publications nouvelles, réunion des déclarants, etc.). Vous êtes vous-même particulièrement actif et visible. Qu’est-ce qui justifie cette nouvelle communication ?
Une partie des chantiers que vous mentionnez étaient en cours à mon arrivée, et je n’ai fait qu’accélérer leur développement.
Cette stratégie fait suite à un constat fondé par les analyses du GAFI, qui était que les administrations, et particulièrement Tracfin, devaient s’adresser, selon des modalités modernes, aux professionnels mobilisés dans la LCB-FT. Il est vrai que certains pays, surtout de culture anglo-saxonne, sont très en avance sur la relation entre la CRF et les déclarants.
Cette communication nouvelle répond à deux objectifs : le premier, qui est primordial, est justement l’amélioration de cette relation avec les déclarants. Le second repose sur le fait que Tracfin, ne pouvant communiquer précisément sur ce qu’il fait en raison de ses obligations de confidentialité, devait rendre plus claire sa contribution et moderniser son image, y compris pour assurer ses besoins de recrutement.
Si l’on prend l’exemple de notre compte LinkedIn, c’était un projet qui était en gestation avant mon arrivée. Il compte aujourd’hui 36 000 abonnés ce qui en fait l’un des plus suivis parmi nos homologues à l’étranger, un peu moins de deux ans après son lancement. Et le taux d’engagement de nos publications est très satisfaisant. Cela veut dire que nous apportons aux professionnels de l’information, du contenu qui les intéresse.
Je crois que cette communauté de l’anti-blanchiment qui nous suit, qu’elle soit publique ou privée, avait besoin d’un espace. C’est aussi pour cela que nous avons organisé ce premier Forum Tracfin en décembre dernier. Il s’agira désormais d’un rendez-vous annuel, car je trouve très important de nous adresser à nos déclarants, mais aussi de leur permettre de se rencontrer. C’est l’occasion de créer une plateforme pour que les déclarants de différents secteurs assujettis puissent se parler, échanger. C’est quelque chose que l’on veut encourager, parce que Tracfin a besoin que les déclarants les plus structurés, les mieux dotés – ceux de l’industrie bancaire et assurancielle notamment – puissent par leur exemple aider les professions plus récentes dans la carrière LCB-FT.
Nous essayons également de proposer une communication différenciée : nous avons ainsi déployé en 2023 nos premiers webinaires, à destination de certains secteurs. Nous avons aussi multiplié nos relations bilatérales avec certaines professions et avons plus ciblé nos publications. Tout ceci va se poursuivre et s’accentuer en 2024 et dans les années à venir. C’est important pour accroître notre impact de diversifier les modalités par lesquelles nous communiquons. Nous allons par exemple lancer de nouveaux partenariats publics-privés.
Tracfin compte environ 200 agents. En 2022, le service a réceptionné plus de 160 000 DS. Comment parvenez-vous à traiter un tel volume d’informations ? Dans quelle mesure disposez-vous d’outils et d’algorithmes vous permettant de gérer ces DS ?
Evidemment, nous ne sommes pas les seuls confrontés à ce problème. On fait et on s’inspire de ce que font les autres, qu’ils s’agissent des déclarants les plus matures, notamment ceux de l’industrie bancaire qui sont capables de traiter et d’analyser des millions d’opérations, comme de nos homologues étrangers, par exemple la CRF néerlandaise qui parvient à traiter deux millions de déclarations chaque année.
Comment fait-on ? La réponse est en trois temps : premièrement, cela repose sur les femmes et les hommes qui nous composent. Il y a effectivement un enjeu de recrutement d’analystes.
Deuxièmement, il faut que nous dotions ces analystes d’outils appropriés qui permettent de faire des corrélations entre les phénomènes déclarés et les autres sources de données auxquelles nous avons accès.
Et troisièmement, il faut que tout ceci soit fondé sur une bonne et juste analyse de nos risques et intérêts. A l’inverse de nos déclarants qui doivent déclarer toute opération suspecte, nous avons, nous, des matières et sujets d’intérêts. Ces thèmes sont ceux que nos clients publics nous fixent, selon les risques, les enjeux, les périodes. Nos méthodes d’analyse financière diffèrent par exemple selon qu’il s’agisse d’enjeux de financement du terrorisme ou de corruption d’agent public étranger.
Nous sommes par ailleurs passés, depuis plusieurs années, dans l’après-monde de l’analyse DS par DS. La déclaration de soupçon permet aux déclarants de se satisfaire de leurs obligations et leur permettent d’avoir une décharge de responsabilité sur des opérations individuelles. Mais pour nous, ces opérations, ces récurrences, ces mécanismes sont consolidés, enrichis par nos experts de la donnée, et nous permettent d’obtenir des informations très utiles.
Les secteurs assujettis sont inégalement mobilisés s’agissant de l’activité déclarante. On peut notamment penser aux agents sportifs, qui n’ont toujours pas procédé à la moindre DS alors qu’ils sont assujettis depuis 2010. Comment faire pour mobiliser davantage ces professions ?
La mobilisation des assujettis est un sujet d’ensemble pour la communauté anti-blanchiment, mais c’est d’abord le sujet des superviseurs. Tracfin n’est pas le superviseur. Nous n’avons pas le rapport que les superviseurs – comme l’ACPR – peuvent et doivent avoir à l’égard de leurs supervisés. Mais si l’on regarde les efforts de communication que nous faisons et que nous avons évoqués, je trouve que notre contribution à l’effort de mobilisation est significative.
Je vais cependant aller au fond de votre question. Depuis trois décennies, pour toutes les CRF du monde, la grande majorité – pour ne pas dire plus de 90% - des DS proviennent de la bancassurance. Ce n’est pas propre à la France. Chérir la qualité de la relation déclarante avec cette industrie – et notamment en France avec les quatre grands réseaux bancaires, qui à eux seuls procurent plus de 40% de la totalité des DS – est donc essentiel.
Ceci étant dit, nous essayons également d’aider et d’outiller les déclarants les moins avancés, notamment issus de la profession non-financière. Et je n’en pointerai aucune. Nous allons donc produire plus de documents spécifiques en 2024. Nous allons aussi davantage prendre la route pour les rencontrer, y compris en dehors de Paris, parce que la grande majorité des DS sont issues de la région Ile-de-France, et il y a un risque d’être parisiano-centré. Même en dehors de l’industrie financière, il y a des déclarants de grande qualité. Nous l’avons observé après la guerre en Ukraine : certains déclarants du secteur immobilier ont été mobilisés de manière extrêmement précise et adéquate. S’agissant des agents sportifs que vous évoquez, Tracfin va être amené dans les prochaines semaines à souligner à ces déclarants leur utilité – alors que la France accueillera cet été les Jeux Olympiques et paralympiques – afin de s’assurer de leur juste contribution à l’effort collectif.
Quelle proportion des DS est communiquée à la Justice ou aux services de police ? Il n’est pas toujours aisé, pour un professionnel de la LCB-FT, de faire le lien entre le travail fourni pour l’émission d’une DS et le résultat effectif.
Tracfin ne communique pas les DS à la Justice ou aux services de police. C’est une des singularités du modèle français : la relation public-privé est fondée sur cette absolue confidentialité de l’exercice déclaratif, qui est une violation du secret des affaires auquel la profession est soumise. Il incombe donc à Tracfin de « blanchir » les informations qui nous sont transmises via les DS avant de les transmettre à nos partenaires.
Je comprends néanmoins l’enjeu derrière votre question. Nous communiquerons bientôt nos chiffres d’activité 2023, qui relèveront une nouvelle croissance de l’activité des déclarants. Nous tâcherons à cette occasion de souligner l’exploitation faite par Tracfin de ces informations. C’est extrêmement important car c’est un élément de motivation pour les déclarants. Il faut donner au professionnel de l’anti-blanchiment le sens de son obligation.
Je vois tous les jours comment une DS envoyée par exemple par une agence bancaire dans l’Est de la France peut, parce qu’elle est croisée avec d’autres informations, permettre par exemple d’identifier un réseau de financement d’une opération terroriste. Nous ne sommes plus sur le modèle « une DS, une suite ». On agrège plusieurs DS à une production, on cumule avec des métadonnées, on corrèle avec des informations reçues de la part de partenaires étrangers ou d’autres administrations. On ne peut donc pas toujours faire un lien direct entre une DS et une transmission.
Mais nous allons essayer de développer en 2024 et 2025 un projet afin de toujours informer le déclarant de l’emploi fait par Tracfin de ses DS. C’est un chantier important. Nous allons ainsi présenter aux grands acteurs un bilan annuel de leur activité déclarative, comme on est susceptible de le faire vis-à-vis des superviseurs s’agissant de leurs assujettis. C’est encore afin de donner du sens que les équipes de Tracfin multiplie les déplacements à la rencontre des déclarants : je suis moi-même allé récemment à la rencontre des équipes « Compliance » de déclarants des fintechs et je prévois de le faire dans les prochains mois auprès des grands réseaux bancaires.
Depuis quelques années, les méthodes de financement du terrorisme ont été davantage identifiées et documentées. Certains gros établissements ont d’ores et déjà déployé des mécanismes d’identification de signaux faibles, en s’appuyant sur l’intelligence artificielle. Comment abordez-vous ce sujet ?
Vous comprendrez facilement que sur ce sujet, Tracfin ne peut revendiquer aucune action à laquelle il aurait contribué. Le sujet de la lutte contre le financement du terrorisme constitue cependant une compétence que la loi a donné à Tracfin après les attentats de 2001. C’est devenu une priorisation maximale après les attaques de 2015.
Nous suivons donc le sujet LFT avec une extrême attention. Mais les défis sont très lourds : l’état de la menace demeure fort à trois égards. D’abord, le risque sur le sol national repose notamment sur des individus agissant seuls, faiblement équipés et dont le comportement est d’une banalité telle qu’ils ne peuvent pas être identifiés par nos déclarants. Ensuite, la menace issue de l’extérieur - qui avait connu une réduction d’intensité parce que l’Etat Islamique a été momentanément défait - s’est à nouveau accrue en raison de la situation au Moyen-Orient et en Afrique sub-saharienne. La résurgence du conflit israélo-palestinien est également une source d’inquiétude pour nous. Enfin, nous accueillerons dans quelques mois des centaines de milliers de personnes à Paris, pour les JO, dans des espaces publics ouverts. La cérémonie d’ouverture aura une dimension inouïe. Nous devons faire en sorte que nos collègues sur le terrain aient, sans délai, l’information qui leur permette de mettre hors d’état de nuire ceux qui pourraient attenter à la sécurité de cet évènement majeur.
Un mot enfin sur le développement de la supervision européenne : quel regard portez-vous sur le projet de création d’une autorité européenne de la LCB-FT ?
Tracfin a deux projets majeurs au plan international dans les deux prochaines années. D’abord, en juin prochain, nous accueillons à Paris la réunion plénière du groupe Egmont qui est la conférence mondiale des CRF. Cela durera une semaine complète et représentera un peu nos JO à nous.
Ensuite, à plus long terme, c’est d’accompagner la création de cette agence européenne de l’anti-blanchiment. L’AMLA, c’est un « game changer » absolument considérable, dont nous ne mesurons pas encore l’ensemble des potentialités.
Ces dernières années, nous avons participé à de nombreux évènements européens. En prévision de la création de cette agence, nous avons essayé de faire passer, à travers nous, les préoccupations de nos déclarants. C’était important pour défendre le modèle français, dont la qualité a été largement soulignée par l’évaluation du GAFI. Nous sommes parvenus à défendre un certain nombre de sujets, notamment sur ce qui doit faire l’objet d’une déclaration.
Nous sommes désormais dans les derniers jours de la finalisation des dispositions des textes relatifs à cette supervision européenne. Nous espérons que cette ultime discussion mènera au choix de l’implantation de l’AMLA à Paris. Comme l’a rappelé Bruno Le Maire lors de la présentation officielle de cette candidature, nous pensons que Paris est l’endroit le plus approprié en Europe pour accueillir une agence de cette nature. Nous y avons des professionnels publics et privés qui offriront à cette agence une profondeur dans les recrutements, dans les parcours de vie professionnels, et permettra une activité de grande qualité.
Par ailleurs, avec l’ACPR, nous anticipons déjà la suite et la conclusion de tous ces efforts, c’est-à-dire dans quelle mesure nous allons contribuer à la création de cette agence. Tracfin veut essayer de porter la voix française, qui ne repose pas sur une tradition de pure conformité, mais qui recherche surtout l’impact et l’intérêt de ce qui est collecté et utilisé. Nous voulons que l’AMLA ne soit pas exclusivement une agence de production de soft law, mais une agence opérationnelle qui prenne toute sa place dans la résolution des défis européens, comme nous l’avons fait avec le Parquet Européen, avec Europol et Eurojust.
Propos recueillis au siège de Tracfin le 12 janvier 2024
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