Lettre de la DAJ – Lanceur d’alerte en matière d’évasion fiscale – Arrêt CEDH

Christophe BARDY - GRACES community
22/3/2023
Propulsé par Virginie
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09/03/2023


Par un arrêt de Grande Chambre du 14 février 2023 (n° 21884/18), la Cour européenne des droits de l’homme constate la violation de la liberté d’expression d’un lanceur d’alerte français ayant dénoncé une pratique d’accords fiscaux passés entre son employeur, société d’audit, de conseil fiscal et gestion d’entreprise et l’Etat luxembourgeois.


Dans le cadre d’une procédure engagée devant elle en lien avec la dénonciation de pratiques d’évasion fiscale de grande ampleur opérée au Luxembourg par une société d’audit, de conseil fiscal et gestion d’entreprise, la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a reconnu, par un arrêt de Grande Chambre du 14 février 2023, la qualité de lanceur d’alerte à un ressortissant français, employé de cette société au moment des faits.


Au cas précis, à la suite d’une première dénonciation à un journaliste de pratiques d’évasion fiscale en 2011 par un ancien employé après sa démission, le requérant, lui-même toujours employé, a proposé à ce même journaliste, en mai 2012, de lui divulguer d’autres documents. Ces documents ont été utilisés lors d’une émission télévisée et mis en ligne par une association de journalistes.


A l’issue d’une enquête interne révélant l’identité du requérant, son employeur a engagé, au Luxembourg, une procédure pénale à son encontre. 

Condamné au paiement d’une amende pénale et d’un euro symbolique en réparation d’un préjudice moral, qualifié par la juridiction d’appel, de « supérieur à l’intérêt général », le requérant a formé un pourvoi en cassation qui a été rejeté.


Invoquant la violation de sa liberté d’expression sur le fondement de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde de Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (CESDH), le requérant a saisi la Cour en mai 2018 laquelle a statué dans un premier arrêt du 11 mai 2021 à la non-violation de l’article 10. 


En application de l’article 43 de la Convention, le requérant a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre.

Infirmant la décision de première instance, la Grande chambre rappelle qu’il n’existe pas de définition abstraite et générale de la notion de lanceur d’alerte, ce qui laisse son appréciation se forger en fonction des circonstances de chaque affaire et de leur contexte.


La protection des lanceurs d’alerte repose sur la prise en compte de caractéristiques propres à l’existence d’une relation de travail :

  • d’une part, le devoir de loyauté, de réserve et de discrétion inhérent au lien de subordination qui en découle ainsi que, le cas échéant, l’obligation de respecter un secret prévu par la loi ;
  • d’autre part, la position de vulnérabilité notamment économique vis-à-vis de la personne, de l’institution publique ou de l’entreprise dont ils dépendent pour leur travail, ainsi que le risque de subir des représailles de la part de celle-ci.


Mettant en œuvre, au cas d’espèce, les critères posés dans son arrêt Guja c. Moldova du 12 février 2008 et apportant des précisions à ces derniers pour déterminer la qualité de lanceur d’alerte du requérant, la Cour considère que :

  • sur l’existence d’autres moyens pour procéder à la divulgation : comme l’a admis la juridiction d’appel, lorsque sont en cause des agissements ou des pratiques portant sur les activités habituelles de l’employeur et qui n’ont, en soi, rien d’illégal, le respect effectif du droit de communiquer des informations présentant un intérêt public suppose d’admettre le recours direct à une voie externe de divulgation, se traduisant, le cas échéant, par la saisine des médias ;
  • concernant l’authenticité de l’information divulguée : le requérant a transmis au journaliste des documents dont « l’exactitude et l’authenticité » ont été constatées par la juridiction d’appel et ne sont aucunement remises en cause ;
  • s’agissant la bonne foi du requérant : le requérant n’a pas agi « dans un but de lucre ou pour nuire à son employeur » au moment de procéder à la divulgation litigieuse ;
  • sur l’intérêt public que présente l’information divulguée : les informations divulguées ont apporté un éclairage nouveau dans le contexte d’un débat sur l’évitement fiscal, la défiscalisation et l’évasion fiscale, la transparence, l’équité et la justice fiscale. La Cour relève que ces informations présentent un intérêt public pour l’opinion – aussi bien au Luxembourg, dont la politique fiscale était directement en cause, que dans les autres Etats européens dont les recettes fiscales pouvaient se trouver affectées par les pratiques révélées ;
  • concernant les effets dommageables de la divulgation : le préjudice subi par l’employeur ne saurait s’apprécier au regard des seuls impacts financiers éventuels de la divulgation litigieuse. En l’espèce, la réalité des préjudices d’« atteinte à l’image » et de « perte de confiance » à l’endroit de la société mise en cause, bien que pertinents, n’apparaît pas, par ailleurs, avérée sur le long terme. Sans ignorer que la divulgation litigieuse a été réalisée au prix d’un vol de données et de la violation du secret professionnel, en qualifiant les préjudices de supérieurs à l’intérêt général, sans déterminer leur nature et leur portée de manière circonstanciée, la juridiction d’appel n’a pas placé, « dans le second plateau de la balance », l’ensemble des effets dommageables qu’il convenait de prendre en compte. Ainsi, la Cour estime que l’intérêt public attaché à la divulgation litigieuse l’emporte sur l’ensemble des effets dommageables ;
  • s’agissant de la sévérité de la sanction de la juridiction d’appel : eu égard à la mise en balance des différents intérêts, la condamnation pénale du requérant ne peut être considérée comme proportionnée au regard du but légitime poursuivi.


Par suite, constatant la violation de l’article 10 de la CESDH, la Cour considère que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant, en particulier de communiquer des informations, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » et demande, ainsi, que le Luxembourg verse au requérant 15 000 euros au titre du préjudice moral et 40 000 euros pour frais et dépens.



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