Interview 3/6 - Cet échange constitue l’une de nos séries d’interviews portant sur la lutte contre la corruption. Retrouvez toutes nos interviews dans notre dossier thématique.
Alexandre Fenet-Garde occupe la fonction d’Associé Risk & Regulatory au sein du cabinet Deloitte. Il est spécialisé dans les dispositifs réglementaires au sein des institutions financières, et coordonne à ce titre des programmes de mise en conformité auprès des institutions, aussi bien sur la mise à niveau des dispositifs que sur les volets opérationnels.
Il a accepté de répondre à nos questions et nous l’en remercions.
Quels services et accompagnements proposent Deloitte en matière de lutte contre la corruption?
Alexandre Fenet-Garde : Mon département traite des problématiques conformité et contrôle interne de toutes les industries. Nous couvrons donc à ce titre les problématiques LCB-FT, sanctions, lutte contre la fraude et bien évidemment lutte contre la corruption. Sur cette dernière partie spécifiquement, Deloitte accompagne ses clients sur toutes les composantes du dispositif anticorruption.
Depuis plusieurs années – et en particulier depuis la loi Sapin 2 - nous avons ainsi travaillé sur la mise en place de la cartographie des risques, sur des diagnostics selon la situation du client et les risques qu’il porte, sur des actions de remédiation, sur l’évaluation des tiers, sur la rédaction de tout corpus réglementaire – cadre normatif, politiques générales, procédures opérationnelles, sur des audits ainsi que sur les dispositifs de formation, et encore sur tous les sujets de reportings et de communication.
Nous travaillons également beaucoup sur le dispositif d’alerte – Deloitte propose sa propre solution de réception et de traitement des alertes, pour les clients de toute taille et pour toute activité.
Enfin, nous travaillons sur l’accompagnement et le conseil lors des contrôles anticorruptions : que cela soit en amont des contrôles – afin de préparer au mieux la documentation et les réponses aux questionnaires de contrôle – ou au cours de ces contrôles.
Quels sont les différents types de clients qui ont recours à Deloitte à ce sujet? Conseillez-vous uniquement des clients qui sont soumis à la loi Sapin 2 ?
Deloitte couvre tous les secteurs d’activité. Pour la lutte contre la corruption, l’essentiel de notre clientèle est composé des entreprises assujetties à la loi Sapin 2. Depuis deux ans environ, on commence toutefois à accompagner quelques PME et ETI. Ces entreprises ne sont pas directement assujetties à Sapin 2, mais elles travaillent avec des groupes qui eux le sont et souhaitent mettre en place des dispositifs robustes et des diligences en matière de lutte contre la corruption, pour pouvoir continuer à travailler avec ces grandes entreprises.
Cinq ans après l’entrée en vigueur de la loi Sapin 2, diriez-vous que les dispositifs de lutte contre la corruption des entreprises françaises sont matures ?
On peut dire qu’il y a eu plusieurs vagues de mise en conformité progressive : au lancement de la loi Sapin 2 et pendant les deux/trois ans qui ont suivi, il y a eu une forme de tolérance de la part de l’AFA. Cette première phase a permis aux grands groupes de conduire des diagnostics de leurs pratiques, leurs contrôles ; puis de valoriser l’existant en l’ajustant pour le labelliser anticorruption. Certains exercices comme la cartographie des risques dédiés ont été conduits de A à Z.
Il a fallu construire et documenter ces dispositifs progressivement avec les grands groupes.
Dans les années qui ont suivi, nous avons travaillé davantage avec les succursales et les filiales des grands groupes qui devaient également se mettre en conformité avec les exigences de leur société.
Aujourd’hui nous travaillons de plus en plus avec les nouveaux acteurs que nous avons évoqués : PME et ETI qui veulent rassurer les groupes avec lesquels ils travaillent.
En complément de l’évolution de cette typologie de clientèle, nous intervenons à nouveau auprès de nos clients historiques, qui ont besoin d’appui et d’expertise pour revoir la maturité de leur dispositif, quelques années après sa mise en place. C’est d’ailleurs un des grands challenges de la conformité : maintenir dans le temps un dispositif, l’actualiser et s’assurer de sa fiabilité.
Enfin, nous intervenons de plus en plus dans les dispositifs d’évaluation des tiers, notamment pour les fournisseurs et les prestataires. Nos clients ont besoin d’un appui parfois très opérationnel pour conduire les diligences en matière de corruption sur ces tiers, ce que nous réalisons avec des équipes dédiées
Nous ne constatons pas fondamentalement de baisse d’activité sur ce domaine: les dispositifs des entreprises françaises se sont renforcés, mais les besoins ont évolué. Les risques principaux ont été couverts, il s’agit désormais de couvrir l’intégralité des processus de nos clients. Les établissements cherchent par ailleurs à faire converger progressivement leurs différents dispositifs de sécurité financière. Ils souhaitent mutualiser leurs systèmes, leurs processus et leurs pratiques. Nous essayons d’intégrer davantage la corruption dans les dispositifs existants, notamment ceux qui couvrent la LCB-FT pour rationnaliser ces traitements.
Quelles sont les principales difficultés que vous avez pu constater chez vos clients ?
Je mentionnerai surtout le dispositif d’’évaluation des tiers que nous venons d’évoquer préalablement. C’est un sujet qui a été complexe à mettre en place là où aujourd’hui, dans les industries financières, les exigences KYC sont-elles assez maîtrisées.
Vis-à-vis des diligences Sapin 2 à conduire auprès des prestataires et des fournisseurs, c’est un sujet encore assez nouveau, délicat à mettre en œuvre, qui nécessite de l’accompagnement au changement pour ces tiers. Il ne faut pas avoir des critères de scoring trop excluant, tout en se montrant très vigilant.
Vous avez indiqué intervenir au niveau de la gouvernance et du pilotage. Quels sont les indicateurs les plus pertinents pour prévenir la corruption ?
La définition et le suivi d’indicateurs pertinents constituent effectivement un point très important pour les organes de gouvernance et ce en alignement aux attentes de l’AFA.
Il me semble d’abord important de piloter de près et de manière dynamique le dispositif de formation et de sensibilisation : avec les nouveaux employés, les mobilités internes, etc. il faut s’assurer que le dispositif de formation soit efficace et que sa couverture soit adaptée.. La mise en place d’indicateurs précis sur ce qui contribue finalement à la culture anticorruption est central dans les métiers et les fonctions transverses.
Par ailleurs, je crois qu’il faut s’appuyer sur tous les résultats de contrôles labélisés anticorruption : taux de sollicitation par appel d’offre pour les fonctions achats, taux de renouvellement des prestataires sur plusieurs mois voire plusieurs années, etc. Il faut compiler ces résultats dans un tableau de bord afin de bien identifier les risques en matière de corruption.
Enfin, il convient de suivre les taux de conformité et de remédiation des dossiers des tiers.
Le volet technologique a pris une importance croissante dans la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme – en particulier dans la surveillance des opérations. Est-ce également quelque chose d’important pour la lutte contre la corruption ? Dans quelle mesure peut-on automatiser la surveillance du risque de corruption ?
C’est ce que l’on vise, mais le marché est encore inégalitairement mature sur le sujet.. Pour certains clients, nous commençons à regarder les possibilités de fusion de la surveillance des opérations pour la LCB-FT avec la surveillance de la corruption. Il me semble incontournable d’aller dans cette direction. Par exemple, cette surveillance peut porter sur les comportements des collaborateurs ce qui induit une attention particulière en matière de protection des données personnelles dans sa mise en place. S’agissant de la lutte contre le blanchiment, c’est aujourd’hui quelque chose d’admis. Pour la corruption, l’acceptation se fera de manière progressive. Nous ne disposons pas encore des mêmes leviers.
Mais l’écosystème des industries financières semble vouloir aller vers cette direction. On sait que l’IA a largement sa place dans la LCB-FT, que ce soit pour la détection, le traitement ou la priorisation des alertes. Nous souhaitons avec nos clients suivre la même tendance pour la surveillance du risque de corruption.
L’Agence Française Anticorruption procède depuis 2017 à des contrôles sur les dispositifs de lutte contre la corruption, mais s’est pour le moment montrée relativement timide dans l’expression de ses pouvoirs de sanctions. Avez-vous constaté une augmentation progressive des exigences de l’AFA ?
Il y a effectivement eu une phase de tolérance, affichée par l’AFA, reposant d’abord sur une approche pédagogique. Il s’agissait de réaliser des contrôles d’accompagnement.
Il faut avoir en tête que le niveau d’exigence de la loi Sapin 2 a permis à la France de se classer comme l’un des meilleurs élèves du monde en matière de lutte contre la corruption, avec une réglementation bien plus structurée que ce qu’on peut voir ailleurs. Lorsque l’on a commencé à accompagner des établissements étrangers présents en France, beaucoup considéraient qu’ils étaient déjà conformes à Sapin 2 car assujettis à d’autres réglementations anticorruption. Bien souvent ce n’était pas le cas, et il y a donc eu un sujet d’acculturation pendant un certain temps.
Mais je crois que les entreprises françaises ont assez vite compris les enjeux : s’il n’y a effectivement pas eu immédiatement des sanctions de l’AFA, la peur de l’impact en termes d’image a eu un effet important. Avec les sanctions pour infraction à la réglementation sur la LCB-FT, les sociétés françaises – en particulier dans le secteur financier – connaissent déjà les risques du point de vue de la réputation.
Avez-vous constaté une augmentation du risque de corruption depuis la publication des sanctions internationales à l’encontre de la Russie ? Les mesures de gel ont-elles eu un impact sur les dispositifs anti-corruption des entreprises que vous conseillez ?
Nous n’avons pas constaté d’augmentation du risque de corruption chez nos clients pour le secteur financier. C’est peut-être davantage le cas pour les sociétés d’import-export. Mais pour les industries du secteur financier, les interactions avec les personnes russes ont grandement diminué, donc il s’agit plutôt d’une démarche de derisking vis-à-vis de la Russie. Les mesures de gel n’ont en tout cas pas impacté les dispositifs anticorruptions de nos clients.
Propos recueillis par visioconférence le 26 septembre 2022
NB
Sélectionné par Virginie GASTINE MENOU
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