Cet échange fait partie de notre série d’interviews portant sur la lutte contre le financement du terrorisme. Retrouvez toutes nos interviews dans notre dossier thématique.
Clément Fayol est journaliste d’investigation, spécialiste des réseaux internationaux. Il collabore avec différents médias en France ou à l’étranger. Il a notamment écrit les ouvrages « Un cartel nommé Daech », publié en 2017, coécrit avec Benoît Faucon, et « Le Malheur des uns fait le business des autres », sorti ce jeudi 5 octobre.
Quel est votre champ d’investigation ?
Clément Fayol : Je suis journaliste d’investigation indépendant, je publie des livres et des enquêtes. Je travaille pour la presse française et internationale. Je m’intéresse surtout aux réseaux d’influence, afin de dénicher des informations d’intérêt général, notamment sur les aspects de corruption et de financement illicite.
L’indépendance est extrêmement utile, surtout quand on se lance dans ce métier. Elle permet de développer un carnet d’adresse, acquérir sans pression de quiconque une manière de travailler, choisir ses thématiques, puis trouver en fonction de chaque sujet le média le plus adapté pour une publication.
Qu'avez-vous essayé de démontrer au sein de votre ouvrage “Un cartel nommé Daech” ?
On a essayé de privilégier une approche purement investigation, c’est-à-dire collecter et documenter des faits d’intérêts général, les recouper, créer un lien entre eux. Lorsqu’on a travaillé sur ce livre, le sujet de Daech était extrêmement fort dans l’actualité. On a mené l’enquête dans les derniers instants du territoire de l’État Islamique, en Irak et en Syrie. Malgré le fait que le sujet était déjà dans l’actualité et largement traité, il était important pour nous de nous intéresser à Daech comme une organisation territoriale mais aussi comme une organisation mafieuse. On a considéré qu’en tant que journalistes d’investigation, on pouvait apporter quelque chose de nouveau en regardant Daech sous cet angle-là.
Ces dernières années en France, on a eu tendance à parler du terrorisme uniquement sous l’angle sécuritaire et judiciaire. Les informations qui sortent sont très souvent calquées sur des dossiers judiciaires. Je ne conteste absolument pas l’intérêt que peut avoir cette approche, mais nous avions une vision plus orientée vers l’international et avions envie d’apporter des éléments nouveaux sur les connexions entre Daech et le monde criminel.
Les deux principales leçons qu’on a retenues de notre enquête étaient d’une part qu’il existait des relations incestueuses entre Daech et des personnalités proches du régime syrien, et d’autre part que le financement de l’organisation reposait beaucoup sur des personnalités mafieuses.
Pendant des années, et notamment à cause d’analyses générales et déconnectées de preuves matérielles, on s’est contenté d’une vision grossière du financement du terrorisme. En étant d’ailleurs sans doute influencé par les déclarations ou décisions du Trésor américain – et sa logique d’identification de grands donateurs et de quelques flux financiers importants. Mais avec Daech, on a pleinement réalisé que le financement du terrorisme, c’était aussi beaucoup de petits ruisseaux. Par exemple, on a découvert l’existence d’une filière d’acheminement de petits bijoux, dont les flux venaient d’Arabie Saoudite, passaient par la Turquie et finissaient en Syrie. Cette source de financement de Daech n’était pas très sophistiquée : il s’agissait finalement d’une source de financement « du quotidien ».
Votre livre décortique également les liens d’affaires qui ont permis le financement de l'Etat islamique. Que pouvez-vous nous en dire ?
Notre méthode de travail consistait à s’appuyer sur des documents, des regroupements d’informations venant à l’origine principalement de sources humaines : essentiellement des personnes qui avaient quitté le territoire de Daech et qui, depuis des camps de réfugiés, étaient capables de donner des détails sur le fonctionnement de l’organisation et ses réseaux. On a voulu montrer que ce fonctionnement en cartel était finalement assez logique compte-tenu des réalités économiques qui existaient dans cette région. En fait, le financement d’une organisation terroriste se fait de manière assez rationnelle, surtout dans des zones où l’informel prend une grande part dans l’économie. Mais pour Daech, tous ces petits ruisseaux finissaient par faire d'énormes sommes : Daech envoyait des cargaison remplies de cash vers l’Asie du Sud-Est.
Vous prenez un Belge, un Français, un Américain qui vend sa voiture, fait un prêt à la consommation ou récupère des aides sociales, et arrive en Syrie avec trois, quatre, cinq ou dix mille euros. Vous multipliez ça par le nombre de personnes qui ont rejoint l’EI, vous y ajoutez quelques sponsors étrangers, les fruits de la vente de pétrole, le trafic d’art, le racket, et à la fin vous avez une organisation extrêmement rentable.
Quelle est la part affairiste, idéologique ou religieuse dans ces financements ? Est-ce que les discours idéologiques étaient sincères ou pas ? Je ne sais pas, et ce n’était de toute façon plus notre travail. Nous voulions en rester aux faits.
Comment l'Etat Islamique a-t-il pu s'organiser d'un point de vue économique ? Dans quelle mesure a-t-il pu recourir aux services bancaires, disposer d'une comptabilité, etc. ?
Presque toutes les opérations se faisaient en liquide. Daech a vendu de grandes quantités de pétrole contre des valises de cash. D’ailleurs, on n’a pas vraiment été capable d’établir ce qu’était devenu tout ce cash : est-ce qu’il a fini par rentrer dans le système financier conventionnel ? On sait toutefois qu’outre les envois vers l’Asie du Sud-Est, des banques saoudiennes ont collecté différentes sommes, sans faire les diligences qui s’imposent…
Par ailleurs, on a effectivement identifié des personnes qui étaient chargées de compter, de vérifier, de tenir un semblant de comptabilité. L’EI avait les ressources pour ça. Mais beaucoup de choses nous échappent encore : il est difficile de comprendre les équilibres internes, le rapport à l’argent, à l’administration publique, etc. Il y avait quand même des fonctionnaires, des soldats à payer. Une partie du cash devait donc être utilisée dans le fonctionnement de la gestion territoriale de l’EI. Mais quelle était cette répartition ? Quelle part de l’argent finissait dans les poches des responsables ? Il est difficile pour un journaliste de déterminer tous ces facteurs.
Quelle part le trafic d'œuvres d'art a-t-il pris dans le financement de l’organisation ?
Ce n’était pas anecdotique. Il ne s’agissait sans doute pas d’une source de financement essentielle – on n’a pas pu le quantifier – mais cela restait conséquent. On s’est beaucoup intéressé au trafic d’art car c’est quelque chose de relativement traçable : il y a des objets, des intermédiaires, des trafiquants, des revendeurs, des collectionneurs. On a constaté que ce n’était pas une démarche improvisée : les personnes impliquées dans le trafic de Daech étaient déjà des personnes de la profession, qui connaissaient le secteur, les réseaux, les faussaires pour les certificats, etc. On a aussi pu voir comment le Liban et la Turquie constituaient les deux plaques tournantes pour ce marché.
Qu'en est-il du recours à l’hawala ?
De ce que nous avons pu documenter – ce qui n’est ni exhaustif ni forcément représentatif - cela a beaucoup joué dans les mécanismes de dons. Nous avions notamment suivi une filière de dons qui débutait en Arabie Saoudite, notamment faits par des Saoudiens, en particulier aux débuts de Daech. C’est intéressant parce que, comme je le disais tout à l’heure, on imagine souvent, s’agissant du financement du terrorisme, quelque chose d’extrêmement complexe, un peu de l’ordre du complot international. Mais pour des organisations criminelles comme Daech, leur mode de fonctionnement repose sur des interactions finalement assez simples. La solidarité islamique a donc effectivement constitué une source de financement importante – secondaire au regard du racket et du commerce du pétrole – mais tout de même pas négligeable. D’ailleurs, l’hawala constituait aussi un outil de légitimité : encourager les dons directs, c’était aussi un moyen de crédibiliser le discours politique et idéologique.
L'utilisation des cryptoactifs à des fins criminelles était-elle déjà développée ?
Déjà à l’époque, on nous avait beaucoup parlé de l’usage des cryptoactifs. Mais c’est le paradoxe de la blockchain : elle est supposée permettre une traçabilité des transactions, mais même en procédant à un vrai travail d’investigation et avec une méthode très minutieuse, c’est très compliqué de remonter une opération. Donc on n'a pas pu quantifier cette utilisation. C’était sans doute une source de financement assez marginale il y a sept ou huit ans, mais les organisations terroristes avaient déjà bien compris l’intérêt des cryptos pour leur financement.
Au regard des mécanismes que vous avez identifiés, quelle est votre appréciation du dispositif français de lutte contre le financement du terrorisme islamiste ?
Je ne vais pas entrer dans un jugement de valeur sur le dispositif national – je ne me sens pas suffisamment légitime à porter une telle évaluation à laquelle je ne me suis d’ailleurs pas attelée – mais j’aurais tendance à penser qu’il est impossible de créer un dispositif qui empêcherait un quidam d’envoyer quelques centaines d’euros à une finalité criminelle, ou qui l’empêcherait de partir du jour au lendemain avec sous son bras une partie de son livret A. On peut politiquement lancer des slogans sur le terrain sécuritaire, mais il est impossible d’imaginer un dispositif infaillible.
Par ailleurs, mes enquêtes sont très souvent recoupées par un signalement portant sur une transaction suspecte, donc il serait malhonnête de dire que ces dispositifs ne fonctionnent pas. Tout ce qui est fait par les assujettis n’est évidemment pas fait pour rien. Mais de manière générale, il me semble difficile d’imaginer que l’on puisse prévenir toute forme de financement du terrorisme.
Enfin, vous décrivez dans le livre ce qui a constitué un terreau propice à l'émergence d'une organisation terroriste comme Daech : la décomposition des dictatures arabes et le double jeu des régimes autoritaires concernant les mouvements radicaux (entre laisser faire et répression sanglante). Cela a créé des zones sans autorité, criminogènes, où circulent de nombreuses armes. Au regard du contexte international, pensez-vous que des régions à l’Est de l’Ukraine, à la frontière avec la Russie ou en Afrique de l’Ouest, pourraient constituer un risque en matière de terrorisme et de développement de trafics ?
Les acteurs devenus affairistes en connexion avec Daech étaient affairistes avant Daech. Ils l’étaient car ce territoire en Syrie et en Irak était une zone de non-droit, de trafic, sans opportunité économique légitime. Mais aussi parce que les autorités syriennes ont laissé s’installer des mouvements nocifs qui leur permettaient ensuite de se présenter comme des alliés auprès des Occidentaux. Ces paramètres-là sont des paramètres que l’on peut retrouver effectivement au Sahel.
Je connais moins bien l’Ukraine, mais je pense que la situation est différente : il existe quand même un tissu économique plus solide. En revanche une situation de guerre qui s’installe de manière durable crée effectivement des zones sans autorité légitime, ce qui favorise toujours l’émergence d’organisations basées sur le rapport de force et la domination. C’est d’ailleurs le sujet de mon prochain livre à paraitre en octobre prochain.
Propos recueillis par visioconférence le 11 août 2023
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