8 Avril 2021
Denis Beau, premier sous-gouverneur de la Banque de France
Introduction
La crise sanitaire, que nous traversons depuis un an maintenant, a changé nos habitudes quotidiennes, tant au niveau de nos modes de consommation que de nos préférences en matière de paiement, avec une accélération de la transition vers des usages plus digitaux.
Cette accélération soulève des défis importants pour l’écosystème européen des paiements, ainsi qu’à leurs régulateurs et superviseurs. Si je me place du point de vue de ces derniers une question centrale me paraît être la suivante : comment faciliter cette transition et l’accompagner tout en préservant les fondements de sécurité et d’efficacité de notre système de paiements ? La sécurité repose sur un cadre réglementaire adapté, et sur la disponibilité, en toute circonstance, de la monnaie de Banque centrale, qui a seule cours légal et constitue l’« ancre » qui assure la stabilité de l’ensemble du système ; l’efficacité repose sur la diversité et la mise en concurrence des solutions de paiement et de leurs acteurs pour assurer leur caractère inclusif et leur compétitivité.
Pour partager avec vous ma perspective sur la réponse à cette question, je voudrais commencer mon intervention en soulignant les défis que soulève cette accélération de la transition digitale de notre système de paiement du point de vue d’une autorité chargée par le législateur de veiller à la stabilité monétaire et financière (1) et les contributions dans lesquelles nous sommes engagés à la Banque de France pour contribuer à les relever (2).
I/ Les défis à relever
Il est évident qu’une innovation forte dans le domaine des paiements a accompagné la digitalisation croissante de nos modes de consommation ou de fonctionnement, et qu’elle a conduit à un nouvel écosystème enrichi et dynamique. Celui-ci soulève néanmoins de mon point de vue trois types de défis pour la sécurité et l’efficacité de notre système de paiement.
A. Assurer une contribution positive du développement de la « Finance décentralisée » à la sécurité et l’efficacité de notre système de paiement
Par « Finance décentralisée » je vise ici la nouvelle tendance à la « tokenisation » des actifs financiers, comme la création de nouveaux actifs négociables associés à de nouveaux droits, tels que les jetons d’usage, et le développement des crypto-actifs. Ceux-ci offrent des opportunités pour améliorer nos systèmes et solutions de paiement, notamment en matière de paiements transfrontières, mais aussi nos systèmes d’émission et de règlement-livraison de titres, voire pour élargir la palette d’outils de financement à disposition des entreprises. Mais ils sont aussi porteurs de risques susceptibles d’affaiblir ces systèmes, tant au plan de l’efficacité que de la sécurité, risques qu’il est donc nécessaire de réduire et maitriser. Les crypto-actifs de première génération étaient issus de la volonté de créer un moyen de paiement désintermédié, sans émetteur et circulant sur des infrastructures de règlement décentralisées, échappant au contrôle des banques et des États. Le résultat est que leur empreinte réelle est restée marginale, quelle que soit leur portée médiatique. En outre, ils se sont révélés des intermédiaires d’échange bien moins efficaces que nos monnaies, pour différentes raisons, à commencer par la volatilité de leur cours, les coûts et délais de transaction qu’ils génèrent, et qui les rendent difficiles à utiliser comme moyen de paiement, sans parler des risques auxquels ils exposent leurs utilisateurs et prestataires de services. Les Stablecoins veulent remédier aux faiblesses des cryptos-actifs de première génération, avant tout leur volatilité, en s’adossant à des actifs réels. Toutefois, même dans le cas des Stablecoins, l’ensemble de la chaîne de paiement en crypto-actifs demeure fortement exposée à des risques de natures diverses : des risques juridiques, financiers et opérationnels, des vulnérabilités fortes en matière de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme, mais aussi des problèmes posés en matière d’information et de protection des consommateurs et des investisseurs, avec en particulier un risque de perte en capital qui n’est pas nul y compris s’agissant des Stablecoins, et de respect de principes essentiels dans nos États de droit et économies de marché régulées que sont la concurrence et la protection de la vie privée.
B. Maintenir une dynamique de « co-opétition » entre acteurs établis et nouveaux entrants
L’innovation est souvent associée aux FinTechs et aux challengers, comme certaines start-ups qui tirent leur succès de leur capacité à concentrer leur activité et réduire les coûts sur un service précis ou sur un maillon de la chaîne de paiement. Pour autant, les banques commerciales, qui ont historiquement une place prépondérante dans le domaine des paiements, jouent également un rôle important en matière d’innovation. Il en est de même pour les grands réseaux de paiement par carte, qui ont contribué à l’émergence de nouveaux modes de paiement, comme le sans contact ou les terminaux de paiement mobiles.
Au travers de partenariats et d’acquisitions, de projets d’incubation mais aussi grâce à la recherche et développement menée en interne, les acteurs historiques ont élargi leurs offres de service pour inclure de nouvelles solutions en développant des relations de coopération et de compétition avec ces nouveaux entrants. L’enjeu est aujourd’hui d’entretenir dans la durée ces relations de « co-opétition », qui sont une caractéristique structurelle du fonctionnement de l’industrie des paiements, qui s’est révélée génératrice de valeur, en veillant à ce qu’elle puisse inclure les relations avec les Bigtechs.
L’effet de réseau dont peuvent bénéficier les solutions de paiement de ces Bigtechs et leur position en amont de la chaine du paiement peuvent en effet créer des risques d’altération de la concurrence, notamment quand ces derniers fournissent également l’infrastructure matérielle ou l’infrastructure logicielle. Les utilisateurs peuvent se retrouver de facto captifs d’un écosystème et ne pas avoir le choix de leur service de paiement, ou à tout le moins être influencés par les Bigtechs pour utiliser leurs services au détriment des concurrents. Ce pouvoir de marché peut également conduire à l’imposition de commissions élevées sur les opérations de paiement susceptibles de limiter les revenus – et donc la capacité d’innovation – des banques partenaires.
C. Conforter l’intégration et la souveraineté européenne en matière de paiements
L’irruption des géants technologiques dans les paiements et l’apparition d’un projet systémique comme Libra/Diem, le tout porté par des acteurs non européens qui pourraient mettre à disposition de nouvelles solutions sur le marché européen, a mis de nouveau en lumière les limites de l’intégration et de la souveraineté européenne en matière de paiements.
Si la mise en œuvre du projet SEPA a eu le mérite d’apporter une couche de défragmentation au bénéfice du virement et du prélèvement, l’harmonisation règlementaire a de fait profité aux acteurs non européens, qui ont pu se lancer à la conquête du marché européen dans son ensemble, là où les acteurs nationaux ont eu plus de mal à s’émanciper de leur pays d’origine.
En outre, la carte de paiement n’a pas réussi son intégration européenne et les réseaux dits internationaux gèrent de façon exclusive tous les paiements transfrontières au sein de l’Union européenne, ainsi qu’une large proportion des paiements domestiques. Cette situation crée une dépendance dont les conséquences sont multiples. Je vise notamment la définition et la maitrise des standards techniques, les aspects financiers mais également les enjeux liés aux données de paiements - c’est-à-dire notre capacité à les protéger et à faire respecter les normes européennes comme le RGPD alors que les centres de décision sont basés hors d’Europe.
II/ quelles contributions pour la Banque de France ?
Pour contribuer à relever ces défis, à la Banque de France, nous développons nos actions selon deux axes :
1/ soutenir et mettre en œuvre des cadres réglementaires et des pratiques de supervision qui favorisent à la fois l’innovation et la stabilité de notre système financier
La majeure partie du cadre réglementaire actuel a été conçue avant les « ruptures » technologiques auxquelles nous sommes à présent confrontés. Il semble par conséquent logique de l’adapter à ces évolutions technologiques ainsi qu’aux défis qu’elles posent et aux risques associés. La même chose s’applique, naturellement, à notre cadre et à nos méthodes de surveillance. C’est pour cela que nous nous sommes fortement engagés dans les travaux des enceintes de coopérations multilatérales comme le G7 ou le G20, le Comité de Stabilité Financière ou encore le Comité sur les paiements et les infrastructures de marché, en particulier sur les crypto-actifs et l’amélioration des paiements transfrontières.
Mais nous soutenons aussi les stratégies européennes sur la finance numérique et sur les paiements de détail publiées par la Commission au dernier trimestre 2020 et en particulier deux initiatives phares : le projet de règlement Markets in Crypto-Assets (MiCA) et le futur règlement Digital Operational Resilience Act (DORA) sur les risques opérationnels dans le secteur financier.
2/ nous intégrer en tant qu’acteur de l’évolution des systèmes de paiement
Adapter le cadre réglementaire ne sera toutefois pas suffisant. À la Banque de France, nous considérons qu’il est nécessaire pour nous d’être aussi un acteur de l’évolution des systèmes de paiement en poursuivant à stade deux objectifs : faciliter et expérimenter.
Au titre du premier objectif il s’agit de favoriser l’émergence de projets européens à même de renforcer l’Europe des paiements, dans le prolongement des grands chantiers d’intégration que nous avons connus par le passé.
Aujourd’hui, un seul projet paraît en mesure de répondre de manière satisfaisante aux enjeux posés, le projet EPI (European Payment Initiative).
Le coup d’envoi de l’initiative est maintenant donné, et il nous importe désormais qu’EPI tienne ses promesses.
Au titre de l’expérimentation, à la Banque de France, nous menons actuellement un programme sur une monnaie numérique de banque centrale à des fins de règlement des transactions interbancaires, pour évaluer dans quelle mesure et sous quelles conditions elle pourrait améliorer l’efficience et la sécurité des règlements de transactions sur actifs financiers, tout en préservant la place fondamentale de la monnaie centrale dans la bonne réalisation de ces transactions.
La Banque de France prend également une part très active aux travaux conduits par l’Eurosystème sous l’égide de la BCE s’agissant d’un euro numérique de détail. Le rapport de la BCE publié en octobre 2020 conclut que l’Eurosystème doit se préparer pour être en capacité d’introduire rapidement un euro numérique de détail si cela s’avérait nécessaire. L’Eurosystème a ouvert une consultation publique achevée fin janvier (plus de 8000 réponses reçues), qui alimentera l’analyse minutieuse que nous conduisons, des motivations, des conséquences et des prérequis à l’éventuelle introduction d’une MNBC. Un premier bilan sera présenté d’ici l’été 2021 au Conseil des Gouverneurs, qui décidera de prolonger ou non les travaux d’analyse par une phase d’investigation.
L’enjeu au total est bien de mesurer si et comment un euro numérique de banque centrale est nécessaire. Parmi les points prioritaires d’analyse, il y a notamment une réflexion sur les moyens de prévenir qu’un euro numérique conduise à un mouvement, déstabilisateur pour le système financier et le financement de l’économie, de conversion excessive des dépôts bancaires en MNBC qui pourrait perturber le refinancement bancaire et sa capacité de prêter à l’économie réelle. Comme le souligne un rapport rédigé par la Banque des règlements internationaux et sept banques centrales, publié en octobre 2020, trois principes cardinaux devront présider à toute décision en matière de MNBC : ne pas compromettre des objectifs publics plus généraux comme la stabilité monétaire et financière, organiser la coexistence avec d’autres formes de monnaie publiques et de banques commerciales, et promouvoir l’innovation et l’efficience dans le système financier.
Si son introduction était décidée, un euro numérique de banque centrale devrait aussi contribuer à renforcer la souveraineté et la compétitivité du marché européen des paiements, en s’articulant harmonieusement avec le projet EPI. Enfin, notre conviction est qu’il y a une forme de continuité entre MNBC de détail et MNBC interbancaire : un euro numérique de détail devrait logiquement pouvoir s’appuyer sur une MNBC à des fins de règlements interbancaires pour permettre sa circulation optimale.
Conclusion
Le mouvement de numérisation de l’économie, qui a connu une accélération sans précédent depuis le début de la crise sanitaire, a indéniablement démontré la capacité de l’écosystème des paiements à s’adapter face aux restrictions sanitaires qui impactent notre économie au quotidien. Ce bilan positif ne doit cependant pas nous faire oublier les enjeux qu’emporte l’innovation dans les paiements, à la fois en matière de sécurité et d’accessibilité des paiements, mais aussi de compétition et de souveraineté. À la Banque de France, nous sommes engagés pour accompagner le développement d’un marché des paiements européen autonome, innovant et résilient, capable de garantir la confiance dans la monnaie, mais aussi le confortement de notre souveraineté monétaire et financière.
Cet engagement, qui découle de nos missions fondamentales, a une place centrale dans la feuille de route de notre institution. Comme vous avez pu le voir dans le rapport annuel publié il y a quelques jours, les paiements ont toute leur place dans les orientations stratégiques de la Banque de France pour 2024, avec 3 actions centrées sur la modernité et la sécurité des paiements, et plus largement la préservation de la confiance de la monnaie sous toutes ses formes.
Je vous remercie de votre attention.
p/o Virginie Gastine Menou
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