Les entreprises le savent bien : à côté du droit « dur » qui émane du législateur et demeure la plupart du temps assorti de sanctions, de nombreux autres mécanismes normatifs existent. Labels, standards, certification… Non-contraignantes, ces normes s’imposent néanmoins avec de plus en plus de vigueur aux acteurs privés. Leur violation ou le fait de délibérément les ignorer exposent à des risques conséquents. Mais d’où viennent ces normes ? A quoi servent-elles ? Quels en sont les avantages et effets pervers ? Retour sur les enseignements tirés du dernier Club Prospectif organisé par le Cercle d’Éthique des Affaires, le 11 février 2021, et dédié à ce thème.
L’Organisation Internationale de normalisation (ISO) la compare à une « formule qui décrirait la meilleure façon de faire [1]». L’article 2 du règlement (UE) n°1025/2012 relatif à la normalisation européenne en donne la définition suivante : « spécification technique, approuvée par un organisme reconnu de normalisation, pour application répétée et continue, dont le respect n’est pas obligatoire [2]».
Dans son rapport de 2013[3], Claude Revel propose d’aller plus loin et de désigner sous le vocable de « norme », l’ensemble des « régulations internationales de toute natures et de noms divers, qui orientent, structurent, ou contraignent (l’) environnement concurrentiel international ». Le rapport précise en outre que si la norme n’est jamais obligatoire per se, son caractère plus ou moins contraignant reste difficilement contestable dans la mesure où elle conduit « de facto (…) à adopter des comportements nouveaux ».
Non obligatoire mais difficile voire impossible à ignorer, la norme est un vecteur de souveraineté et d’influence économique incontestable. Premier à avoir créé un organisme de certification en 1901, le Royaume-Uni a rapidement été rejoint par les principales puissances économiques du début du 20ème siècle (Allemagne en 1917, USA en 1918, France en 1926).
Permettant de refuser l’accès d’un marché aux entreprises incapables de l’appliquer ou, au contraire, de procurer un avantage compétitif à celles qui réussissent, la norme, quelle qu’en soit la traduction pratique – standard, label, certification – peut être utilisée comme un instrument de domination et d’impérialisme redoutable.
Initialement réservée au domaine purement technique, la norme devient également morale lorsqu’elle incite les entreprises à plus et mieux prendre en compte les enjeux sociétaux et environnementaux de leur activité. Certains des experts que nous avons rencontré la considèrent même comme un moyen, à défaut de législation satisfaisante, de « mieux gouverner les entreprises ».
Tant pour les entreprises que pour leurs parties prenantes, la création de normes peut avoir de nombreux effets positifs.
Pour l’entreprise, elle peut permettre d’augmenter les profits et l’efficacité organisationnelle en améliorant les processus et en augmentant les avantages marketing. Le respect d’une norme peut ainsi conduire à rassurer les parties prenantes de l’engagement de l’entreprise, favorisant ainsi l’acquisition de nouveaux clients et investisseurs, la fidélisation d’anciens, et finalement l’augmentation de ses parts de marché.
Pour les parties prenantes, la norme réduit l’asymétrie d’information en les informant de manière crédible sur les processus existants au sein de l’entreprise. Cette information permet de différencier les entreprises et leurs produits de ceux leurs concurrents. La norme peut à ce titre motiver l’acte d’achat, d’investissement voire de postulation. Gage de confiance, elle pousse les entreprises à intégrer les demandes sociétales de leurs parties prenantes.
Ainsi des outils de classement et de notation de produits alimentaires comme Yuka ou le NutriScore – largement plébiscités par les consommateurs – ont forcé les industriels du secteur et la grande distribution à rapidement tenir compte des résultats produits par ces applications[4].
Malheureusement, si les normes peuvent bel et bien conduire à une meilleure prise en compte des enjeux environnementaux, sociétaux et de gouvernance par les entreprises, force est de constater qu’elles s’accompagnent également d’effets pervers.
D’édiction libre, les standards, labels et certifications se multiplient. L’offre est si foisonnante qu’il peut paraitre parfois compliqué de s’y retrouver tant du côté de la société civile… Que des entreprises !
L’aspect différenciant recherché par les entreprises diminuent alors à mesure que les entreprises investissent de plus en plus de temps et de moyens dans l’identification des normes pertinentes, leur suivi et le reporting qu’elles induisent nécessairement. « Jusqu’à en oublier l’essentiel : la satisfaction client ? » s’interroge un autre expert que nous avons rencontré. « Le reporting pervertit la norme et alimente la Bête normative » renchérit un autre.
D’autant plus qu’une fois qu’elle s’est engagée à respecter une norme donnée, l’entreprise se retrouve en quelque sorte tenue de continuer à s’y conformer. Le risque de réputation lié à son abandon est bien souvent trop important… Alors même que le respect de ces normes s’avère insuffisant pour apporter la preuve de son intégrité ?
En matière de reporting ESG[5] le risque de greenwashing induit par la non-réglementation des fournisseurs de données et services extra-financiers en Europe, a été conjointement pointé du doigt par l’AMF et son homologue néerlandais[6]. Le gendarme boursier français verrait ainsi d’un bon œil que soient introduites des « exigences en matière de transparence sur les méthodologies ou (…) en matière de gestion des conflits d’intérêts ». Un élément souligné également par nos participants qui rappellent que la plupart des systèmes d’évaluation, de labellisations et normalisation reposent avant tout sur des modèles d’affaires (très) lucratifs. Dès lors « n’est-il pas urgent de normaliser les normalisateurs » comme le propose un des participants à notre évènement ?
S’il est un peu tôt pour identifier l’ensemble des bonnes pratiques qui mèneraient à un déploiement réussi d’une raison d’être en entreprise, certains experts ayant déjà accompagné plusieurs entreprises dans ce type de projet mettent en gardent contre certaines erreurs à ne pas commettre.
Premier écueil à éviter : le travail en chambre. L’adoption d’une raison d’être ne saurait en effet être à l’initiative exclusive de la direction générale sans information préalable au conseil d’administration !
Seconde règle d’or : mettre en place un comité de copilotage associant les diverses fonctions de l’entreprise et dédié à ce projet. Sans aborder le comment dans un premier temps, l’entreprise doit alors répondre au pourquoi de son activité. Et à cet exercice chaque fonction a déjà une réponse : les RH ont par exemple la marque employeur, les juristes se réfèrent à l’intérêt social, les stratèges ont généralement défini une mission et une vocation, quant à la direction marketing elle a son « récit ». Il convient donc de les faire travailler ensemble afin d’aboutir à une projection commune des différentes visions de l’entreprise.
Enfin, pour véritablement donner corps à la raison d’être il peut être utile de l’accompagner d’un manifeste qui viendra définir et préciser les termes de la raison d’être et d’une charte d’engagement qui énoncera, quant à elle, les actions concrètes et les moyens qui lui sont associés. Ainsi, la raison d’être doit avoir une résonnance pratique dans l’activité quotidienne des salariés et doit permettre d’orienter tant les choix stratégiques que les décisions les plus opérationnelles.
[3] Consultable ici :
[5] Environnemental, Sociétal et de Gouvernance
[6] Autorité des Marchés Financiers
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