Jérôme Durain est sénateur de Saône-et-Loire, membre du groupe socialiste, écologiste et républicain. Il a présidé la commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, qui vient de remettre ses conclusions après plusieurs mois de travaux et les auditions de plus de 150 personnes.
Pouvez-vous rappeler le contexte et les objectifs de la commission d’enquête que vous avez présidée ?
Jérôme Durain: Cette commission est née en deux temps. En juin 2023, nous avons fait un déplacement à Marseille avec Marie-Arlette Carlotti et avons rencontré plusieurs acteurs concernés par le narcotrafic et ce que l’on appelait déjà des « narchomicides ». Nous avons consulté le Procureur de la République, des policiers, magistrats, associations et familles de victime. Dans la foulée, plusieurs sénateurs marseillais ont proposé un commission d’enquête sur ce sujet qui n’a pas été retenue. Cette initiative a cependant été reprise en octobre par la majorité sénatoriale, et la présidence de la commission m’a été confiée, dans la mesure où j’étais déjà bien identifié sur ce sujet.
Un des objectifs de cette commission était de dresser un état de la menace, chose qui n’avait pas été fait depuis 2003. La vague de violence liée au narcotrafic de ces dernières années a permis de rouvrir le sujet et de reconsidérer l’enracinement, l’ampleur, la complexité de ce trafic dans la société française. La commission doit aussi proposer des solutions pour remédier à cette situation.
L’augmentation de la violence de ces dernières années est-elle liée à une évolution du marché ?
Oui, clairement. Cette violence est d’abord liée au « tsunami blanc », la démocratisation du trafic de cocaïne arrivant en Europe par l’Amérique du Sud. Il y a également un effet lié à la saturation du marché américain, qui fait qu’il est plus rentable pour les criminels de vendre leur cocaïne en Europe qu’aux États-Unis.
On note par ailleurs une évolution corolaire de l’emprise territoriale du narcotrafic, avec des phénomènes de saturation dans certaines régions. Certains trafiquants quittent les zones urbaines déjà largement couvertes pour aller s’installer dans la France rurale.
Il y a enfin un effet de rajeunissement et d’augmentation de la violence liée à un changement des codes criminels. Sans mythifier une période passée supposée d’un trafic honorable, comme ça a été fait devant notre commission par certains anciens acteurs de la French Connection, il faut reconnaître que certains comportements relèvent de l’hyperviolence.
Depuis près d’une dizaine d’années, les États-Unis sont frappés par la crise des opioïdes, en particulier liée à l’explosion des drogues de synthèse et au développement de l’usage des dérivés du fentanyl. Cela existe-t-il en France ?
Très peu pour l’instant. Je n’ai pas les moyens de vous dire si cela va arriver ou si l’on en sera préservé. L’Europe exporte certaines drogues de synthèse, mais est surtout importatrice. C’est une étape possible dans l’évolution de la consommation des stupéfiants, il faut donc être très vigilent.
La commission a formulé 35 recommandations pour lutter contre le narcotrafic. Quel est le principal message que vous vouliez passer à l’issue de vos travaux ?
Le message central est que l’on a affaire à un problème global, systémique, de très grande ampleur, présent dans les territoires, dans l’économie, dans les flux internationaux. Ce phénomène de narcotrafic justifie une priorité d’action de la puissance publique, qui n’est aujourd’hui pas au rendez-vous. On invoque, à raison, le narcotrafic comme étant aussi grave que le terrorisme – sinon plus meurtrier. Sur le terrorisme, on a réussi à se doter d’un appareil répressif et judiciaire efficace. Sur le narcotrafic, on reste en ordre dispersé.
Le message essentiel est le suivant : le narcotrafic porte atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, et à ce titre, il doit faire l’objet d’une priorité dans l’organisation et la coordination de la puissance publique. La réponse publique doit avoir pour priorité de s’intéresser au haut du spectre de la criminalité : intervenir dans les cours et les halls d’immeubles n’est pas de nature à endiguer le trafic, il faut s’intéresser à l’argent, aux circuits financiers. « Follow the money ».
Le lien entre narcotrafic et terrorisme est-il établi ?
Nous nous sommes effectivement posés cette question. Il n’y a à priori pas de lien fort entre trafic de stupéfiants et terrorisme. Personne n’a constaté de lien organique, structuré, entre terrorisme et narcotrafic. Cela a été avancé de manière un peu imprudente par certains ministres, sans information vérifiée. Il est évident que les réseaux criminels fonctionnent aujourd’hui sur un mode « crime as a service », avec des spécialités criminelles. Il est possible qu’il y ait des alliances opportunistes d’intérêts entre trafiquants et terroristes, mais rien n’a été véritablement établi en ce sens.
Il faut bien comprendre que le narcotrafic est un business extrêmement structuré, avec une chaîne de valeur optimisée et une organisation avancée. Le terrorisme échappe à ces logiques.
La première recommandation de la commission est de reconsidérer la coopération judiciaire avec Dubaï. Pourquoi pointer la situation des Émirats spécifiquement ?
Parce qu’il semble que Dubaï soit une grande lessiveuse. Depuis plusieurs années, les Émirats sont un pays refuge pour les têtes de réseau. Un certain nombre de professionnels de la répression identifient clairement Dubaï comme lieu de résidence de nombreux chefs de clans et réseaux criminels. La coopération judiciaire et diplomatique sur les questions de narcotrafic est par ailleurs extrêmement difficile avec ce pays. Les narcotrafiquants y vivent bien et épargnés des règlements de compte. La structuration d’outils financiers de blanchiment leur est en outre très favorable.
Le rapport de la commission revient à plusieurs reprises sur la lutte contre le trafic en outre-mer. Comment améliorer la situation dans ces territoires ?
Il faut considérer les territoires d’outre-mer comme une véritable zone de souffrance du narcotrafic, et pas simplement comme une étape logistique du trafic. En commission, on nous a beaucoup dit que la criminalité dans les territoires ultramarins, essentiellement dans la zone Guyane-Antilles était très élevée. Cette criminalité justifie des moyens dédiés, qui ne sont aujourd’hui pas au rendez-vous. Il y a vraiment une urgence à se saisir de cette situation, qui est absolument insupportable pour les habitants de ces territoires.
La commission s’est aussi interrogée sur le rôle des cryptoactifs. Comment mieux contrôler ce flux financier ?
La réponse n’est pas spécifique aux cryptoactifs. Elle est la même pour toute la question des investigations financières, des enquêtes patrimoniales, de la saisie des avoirs criminels : il faut en faire un objectif public et y accorder des moyens appropriés. Dans les tribunaux, on arrive à traiter les petites mains du trafic, mais l’impact sur les réseaux criminels est très faible. Il faut des moyens, de la coordination, de l’échange d’information – je pense notamment au renseignement. C’est déterminant pour comprendre les flux financiers, dans un contexte où l’asymétrie des moyens entre nos administrations et les organisations criminelles est creusée par leur avance technologique.
Une grande partie du rapport est consacrée à la lutte contre la corruption de basse intensité. Qu’est-ce qui caractérise cette corruption et quel est son lien avec le narcotrafic ?
La corruption de basse intensité est un terme qui nous paraît trompeur, mais que l’on a repris parce qu’il a souvent été mentionné par les acteurs du secteur. Cette corruption est insuffisamment documentée et se caractérise par trop peu d’enquêtes et d’instructions, parce qu’elle est difficilement détectable.
« Basse intensité », cela désigne plutôt le bas de l’échelle. C’est une corruption discrète, car les faits de corruption qui intéressent les narcotrafiquants ne portent pas un préjudice majeur aux institutions concernées : on parle d’anticiper une interpellation, freiner une procédure, obtenir une destruction de scellé, mais aussi faciliter l’organisation du trafic en se faisant ouvrir des portes, obtenir l’accès à des sites, obtenir des informations sur un réseau informatique, utiliser un badge, etc. Cela a bien évidemment de graves conséquences pour la société, et cela mine la confiance dans les institutions. Il n’y a pas de trafic sans corruption, et il est absolument nécessaire de se saisir du sujet.
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