Dans un arrêt de principe du 25 novembre 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a affirmé qu’en cas de fusion absorption d’une société par une autre société entrant dans le champ de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes, codifiée en dernier lieu par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017, la responsabilité pénale de la société absorbante peut être engagée pour des faits commis par la société absorbée avant l’opération. Cette décision constitue une revirement au regard de la jurisprudence établie depuis des années et modifie le spectrum des risques qu’une société anonyme ou une société par actions simplifiée doit prendre en compte lorsqu’elle souhaite réaliser une fusion-absorption.
La solution antérieure Jusqu’à cette décision du 25 novembre 2020, en cette matière la chambre criminelle de la Cour de cassation avait une conception anthropomorphique de la personne morale, ce qui la conduisait à assimiler une personne morale dissoute à une personne physique décédée. Les juges considéraient de manière constante qu’à la suite d’une fusion-absorption, entraînant la dissolution formelle et la perte de la personnalité juridique de la société absorbée, cette dernière "décédait". En application de l’article 6 du code de procédure pénale (extinction de l’action publique par "décès"), de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, et conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, ce "décès de la personne morale dissoute" entraînait inévitablement l’extinction de l’action publique à son encontre (CEDH, 29 août 1997, E.L., R.L. et J.O.-L. c. Suisse, n° 20919/92). Par conséquent, en application du principe de personnalité des délits et des peines prévu à l’article 121-1 du code pénal, une société absorbante ne pouvait répondre des infractions pénales commises par la société absorbée avant l’opération de fusion (Cass. crim., 20 juin 2000, n° 99-86.742 ; Cass. crim., 14 oct. 2003, n° 02-86.376 ; Cass. crim., 18 févr. 2014, n° 12-85.807). Par un arrêt du 25 novembre 2020, la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence radical. Le revirement opéré par la Cour de cassation dans son arrêt du 25 novembre 2020 L’arrêt du 25 novembre 2020 découle d’un pourvoi en cassation formé par une société qui, ayant absorbé une société dont la responsabilité pénale était mise en cause, reprochait à la cour d'appel d’avoir accordé un supplément d’information dans l’optique de vérifier la nature frauduleuse de la fusion-absorption car, le cas échéant, la responsabilité de la société absorbante pouvait être engagée. Selon la demanderesse, la cour d’appel avait violé le principe de personnalité des délits et des peines susmentionné (C. pén., art. 121-1).
Pour répondre, la Cour a suivi le raisonnement suivant : Premièrement, elle a répondu par l’affirmative à la question de savoir si la poursuite de la société absorbante pour des faits commis par l’absorbée avant la fusion était possible, même en l'absence de fraude à la loi. En effet, la Cour a considéré que l’approche traditionnelle présentait deux failles : "d’une part, elle ne tient pas compte de la spécificité de la personne morale, qui peut changer de forme sans pour autant être liquidée, d’autre part, elle est sans rapport avec la réalité économique" (§ 21). Sur ce point, la Cour a mis en exergue le fait que la réglementation concernant la fusion-absorption, bien qu’entraînant la disparition formelle de l’absorbée, n’entraîne pas la liquidation de son activité qui se poursuit au sein de l'absorbante. Plus précisément, le patrimoine, l’actif et le passif, les droits et obligations, les contrats de travail de l‘absorbée sont transmis à l’absorbante, permettant ainsi la poursuite de l’activité et, de même, les actionnaires de la première deviennent actionnaires de la seconde, dans les conditions fixées par l’article L.236-3 du code de commerce.
C’est justement cette continuité économique et fonctionnelle qui a conduit la Cour "à ne pas considérer la société absorbante comme étant distincte de la société absorbée, de sorte que l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme ne s’oppose pas à ce que l’article 121-1 du code pénal soit désormais interprété comme permettant que la première soit condamnée pénalement pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la seconde avant l’opération de fusion-absorption" (§ 25) et à affirmer que "l’article 6 du code de procédure pénale, qui ne prévoit pas expressément l’extinction de l’action publique lors de l’absorption d’une société, ne s’oppose pas non plus à cette interprétation" (§ 26). La Cour de cassation précise cependant qu’en cas d’engagement de sa responsabilité pour des infractions commises par la société absorbée, la société absorbante encourt uniquement les peines d’amende et de confiscation (§ 35). Deuxièmement, la Cour s’est penchée sur le problème de l’applicabilité temporelle de ce nouveau principe, sa décision pouvant potentiellement être invoquée dans des affaires en cours.
A cet égard, en s’appuyant sur le principe de prévisibilité juridique prévu par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’Homme, elle a jugé que ce revirement de jurisprudentiel ne pourra s’appliquer qu’aux opérations de fusion-absorption conclues après le 25 novembre 2020. Elle précise toutefois qu’en présence d’une fraude à la loi, c’est-à-dire lorsque l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale, le principe de responsabilité de la société absorbante pourra toujours être appliqué, y compris pour les fusions-absorptions antérieures à l’arrêt ici commenté, dès lors que "si la Cour de cassation n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur ce point, sa doctrine, qui ne saurait ainsi constituer un revirement de jurisprudence, n’était pas imprévisible". La Cour de cassation relève en effet dans la note explicative de l’arrêt, que cette solution n’est pas imprévisible compte tenu notamment de l’application qu’elle avait déjà faite en matière de droit pénal des sociétés (Cass. crim., 23 avr. 1979, n°68-91.333, cité dans la note explicative de l’arrêt commenté, §5.1).
En outre, la doctrine elle-même avait d’ores et déjà envisagé l’hypothèse de l’engagement de la responsabilité de la société absorbante dans le cas où la fusion-absorption serait frauduleuse (v. par exemple A. GALLOIS, « La responsabilité pénale de la société absorbante en cas de fusion-absorption frauduleuse », Droit des sociétés n° 4, avr. 2010, étude 7 ; C. SAAS, « Fasc. 20 : Décès du condamné dissolution de la personne morale », JCl Pénal, 2007, §16). La Cour de cassation confirme ainsi que toute peine pourra être prononcée à l’encontre de la société absorbante en cas de d’opération de fusion-absorption frauduleuse et ce, quelle que soit la date de l’opération de fusion. En se prononçant ainsi, la Chambre criminelle a décidé de s’engager sur le chemin ouvert par des décisions prononcées dans un contexte jurisprudentiel européen.
En effet, dans une décision du 5 mars 2015, la CJUE a jugé que : "L'article 19, paragraphe 1, de la troisième directive 78/855/CEE du Conseil, du 9 octobre 1978, fondée sur l'article 54 paragraphe 3 sous g) du traité et concernant les fusions des sociétés anonymes, telle que modifiée par la directive 2009/109/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 septembre 2009, doit être interprété en ce sens qu'une fusion par absorption, au sens de l'article 3, paragraphe 1, de ladite directive, entraîne la transmission, à la société absorbante, de l'obligation de payer une amende infligée par décision définitive après cette fusion pour des infractions au droit du travail commises par la société absorbée avant ladite fusion" (CJUE, aff. C-343/13, 5 mars 2015, Modelo Continente Hipermercados SA c/ Autoridade para as Condições de Trabalho). Par la suite, par une décision du 24 octobre 2019, la CEDH, après avoir constaté que « la société absorbée n’est pas véritablement "autrui" à l’égard de la société absorbante», a affirmé que l’applicabilité d’une amende civile à une société absorbante pour des actes restrictifs de concurrence ayant eu lieu avant la fusion par la société absorbée ne porte pas atteinte au principe de personnalité des délits et des peines (CEDH, 24 oct. 2019, n° 37858/14, Carrefour France c/ France). Enfin, cette perméabilité du droit interne à la jurisprudence européenne a été encouragée par le fait que la chambre commerciale de la Cour de cassation avait déjà admis l’application à la société absorbante d’amendes civiles prononcées pour des manquements à la réglementation en matière de concurrence commis avant la fusion, par la société absorbée (Cass. com., 28 févr. 2006, n° 05-12.138 ; Cass. com., 21 janv. 2014, n° 12-29.166) et que le Conseil constitutionnel avait déjà reconnu la conformité de cette jurisprudence au principe de personnalité des délits et des peines (Cons. const., 18 mai 2016, n° 2016-542 QPC).
Conclusion Ce revirement de jurisprudence entraîne des conséquences notables car de nouveaux risques pénaux se dressent à l’horizon de toutes les fusions futures, ce qui obligera les sociétés à mettre en place de nouveaux mécanismes préventifs. A ce titre, il est fort probable que la réalisation d’un audit préventif de la société visée deviendra une condition sine qua non à toute opération de fusion. L’utilisation de ce mécanisme a, en effet, été implicitement encouragée par la Cour qui a fait remarquer que "rien n’empêche la société absorbante de faire effectuer avant la fusion un audit détaillé de la situation économique et juridique de la société à absorber pour obtenir, en plus des documents et des informations disponibles en vertu des dispositions législatives, une vue plus complète des obligations de cette société" (§ 33).
Emmanuel Daoud, Avocat au Barreau de Paris, associé du cabinet Vigo, membre du réseau international d’avocats GESICA Martina Biondo, Élève-avocate au Barreau de Milan et stagiaire au sein du cabinet Vigo
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